L’année hollywoodienne a été le théâtre d’un mouvement syndical d’une ampleur sans précédent qui marque l’entrée dans une nouvelle ère du divertissement, la fin de la récré pour les plateformes, l’avènement de l’IA, et plus encore…
Il y a, dans l’histoire d’Hollywood, des tendances structurantes longues, des forces tectoniques, comme l’effondrement des studios de l’âge d’or à la fin des années 1950 ou l’avènement des effets spéciaux numériques dans les années 1990 ; et il y a, chose plus rare, des points de bascule, des cassures nettes. 2023 en fut une, malgré une relative indifférence en France, où l’on ne s’est que poliment intéressé·e aux conflits syndicaux pourtant majeurs qui ont gelé l’industrie américaine du spectacle pendant pratiquement la moitié de l’année. Peut-être parce que nous n’en avons été qu’indirectement impacté·es : nos feuilletons, nos émissions de divertissement n’ont pas disparu des écrans. Dans ce lointain silence s’est pourtant jouée une déflagration.
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Le 9 novembre, la SAG-AFTRA, syndicat des acteur·rices, mettait fin aux 191 jours cumulés d’un blocage démarré le 2 mai par la grève du syndicat des scénaristes (achevée le 27 septembre). Les semaines qui avaient précédé cette conclusion avaient été le théâtre d’une intensification surprise du bras de fer. Après la ratification début octobre d’un accord entre l’AMPTP, le syndicat des producteurs, et la Writers Guild of America (WGA), qui représente les scénaristes, la profession avait cru à un effet domino sur l’autre grand conflit syndical et à un apaisement conduisant à une reprise plus que nécessaire des tournages – la grève ayant coûté 6 milliards de dollars à l’économie californienne, selon l’estimation du Milken Institute.
C’était sans compter sur la présidente du syndicat actoral, l’ex-Nounou d’enfer Fran Drescher, fraîchement réélue d’une large tête, qui avait à l’inverse préféré revenir à la charge avec de nouvelles revendications en réclamant pour les comédien·nes une retombée directe sur les abonnements des plateformes – inacceptable pour l’AMPTP, qui avait déjà péniblement consenti à reverser des recettes des diffusions en streaming au prorata du nombre de vues, selon un système évoquant l’audimat télévisuel. L’industrie avait alors cru à un catastrophique nouvel enlisement – finalement dénoué un mois plus tard.
Des revendications face aux mutations
Salaires, couverture santé et retraite, staffing minimal des salles d’écriture, encadrement de l’intelligence artificielle (caractérisée en outil de travail et non en “auteur” créditable, limitée dans ses bases de données et donc ses capacités de plagiat), et surtout revenus dits résiduels sur les diffusions en SVOD : la plupart des revendications des scénaristes ont été satisfaites par un syndicat qui a eu raison de son interlocuteur patronal, très certainement pressé de mettre fin au blocage par ses actionnaires, voire par les plus hautes instances politiques (Biden lui-même s’est réjoui publiquement de la victoire de la WGA). La situation des acteur·rices s’est résolue sur ses points parallèles, notamment en termes de protection du consentement et des rémunérations en matière d’IA, mais aussi sur tout le volet salaires et couvertures, avec même des gains supplémentaires : la SAG-AFTRA a obtenu une hausse de 7 % des barèmes contre 5 % pour les scénaristes.
La grève à Hollywood est un phénomène historiquement prévisible, pratiquement naturel, accompagnant chaque mutation majeure de l’industrie pour renégocier un système de redistribution des recettes à l’aune des nouvelles mannes de commercialisation : télévision en 1960, câble en 1980… Les petites mains hollywoodiennes attaquent donc 2024 dans un cadre de travail en phase avec les états de faits de l’ère – déjà déclinante – du streaming et les perspectives de celle de l’intelligence artificielle. Il n’en reste pas moins que le métier sort du conflit dans un climat de gueule de bois et d’incertitude préoccupante sur l’avenir. “Il va clairement y avoir un avant et un après-2023, selon Kira Kitsopanidou, professeur d’économie du cinéma à Paris 3 Sorbonne-Nouvelle. Il est encore difficile de savoir de quelle manière les usages, les comportements vont évoluer. Mais les arbitrages des foyers ont changé et fragilisent les plateformes”, désormais très nombreuses pour se partager un gâteau plus petit.
Streaming : un changement de modèle ?
Croissance stagnante due à la saturation du marché américain et aux difficultés de conquête dans les pays du Sud, prix en hausse (Netflix va carrément passer jusqu’à 20 euros par mois en France), popularité flageolante, priorisation de valeurs très sûres au détriment de l’innovation sont les ferments d’un sentiment ambiant de perte de vitesse et de morosité, que les accords n’ont qu’à peine adouci. À court ou moyen terme, le principal sujet de préoccupation est la réduction de la voilure en matière de production de fiction. Kitsopanidou abonde : “Notamment pour pallier la pénurie de séries, il y a eu ces derniers mois beaucoup d’investissements dans les contenus de scripted reality, mais aussi dans la retransmission sportive. Ce sont souvent les contenus les plus regardés sur les plateformes.” La reconversion des opérateurs de streaming en catalogues de téléréalité et diffuseurs de football est à même de dessiner un changement de modèle on ne peut plus menaçant pour les industries artistiques.
La fin de la “peak TV”, ce vocable à la mode dont on n’a jamais bien su ce qu’il désignait, sinon une période de grande intensité du marché, aussi bien qualitative que quantitative, est sur toutes les lèvres : l’industrie produit moins de séries, pour encore moins d’épisodes (saisons plus courtes, mini-séries…), et pour une population de travailleur·ses qui a stagné voire augmenté, selon les corps de métier. Les négociations ont compensé l’effondrement social, sans pouvoir l’endiguer. Hollywood, jadis eldorado pour ce que l’on n’appelait pas encore des “créatifs culturels”, deviendrait-elle donc une cité peuplée de pauvres ? “Il y a d’immenses disparités, avec une minorité de très hauts salaires et une majorité extrêmement précarisée, explique Kitsopanidou. L’intelligence artificielle amène de nouveaux métiers, et il y a donc actuellement des recrutements à très hauts salaires.” Une goutte d’eau dans un océan d’insécurité financière. Les scénaristes ont, selon la WGA, perdu 23 % de leurs revenus en une décennie. L’accord, via notamment son volet de minimal staffing, leur assure un flux de commandes, mais pas la panacée.
“Les studios leur accordent une augmentation de salaire, mais qui n’est compensatoire ni de l’inflation ni surtout de ce que les remontées de recettes du système précédent leur assuraient.” La poule aux œufs d’or est plus protégée que jamais par des plateformes qui ont, cette dernière décennie, empoché des fortunes équivalentes à des PIB de pays européens, mais qui rechignent à les partager maintenant que leurs perspectives s’assombrissent.
Reste la solidarité de branche, incarnée par exemple par la proposition d’un groupe de quinze superstars (Scarlett Johansson, Ben Affleck, Emma Stone, Tyler Perry…), mené par George Clooney, consistant à établir un système de répartitions des retombées résiduelles privilégiant d’abord les bas salaires, afin de contenter la base de la SAG-AFTRA et ainsi mettre fin au conflit. Elle a été balayée par Fran Drescher, sans doute pas dupe du fait que ces acteurs et actrices sont aussi des producteur·rices et défendraient insidieusement des intérêts patronaux en précipitant la fin du conflit par des mesures-sparadrap, qui plus est contraires à la loi fédérale (selon elle).
Les indépendants fragilisés
Reste à savoir dans quel état le paysage de production cinématographique va émerger de ce tunnel. L’agenda 2024 ressemble d’ores et déjà à un embouteillage de films repoussés, comme Challengers de Luca Guadagnino, la suite de Dune de Denis Villeneuve, Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos… Comme on l’a vu à la sortie du confinement, ces perturbations calendaires créent des réorganisations et des arbitrages industriels divers qui sont très souvent en défaveur des plus petits acteurs du marché : des stars nouvellement indisponibles se désengagent de projets indépendants, qui en ressortent très fragilisés, etc.
Le cinéma indépendant a beaucoup souffert, même s’il a bénéficié de nombreuses autorisations dérogatoires des syndicats pour assurer un strict minimum de promotion, et même de production ces derniers mois. On a ainsi vu à Venise, Toronto, Telluride les équipes de Ferrari de Michael Mann, de Priscilla de Sofia Coppola ou du nouveau film d’Ethan Hawke parader publiquement, quoique avec un drôle de statut de rescapé qui ne trompe personne sur le manque à gagner criant du secteur indépendant. “Certains soupçonnent les studios d’avoir laissé le blocage s’éterniser pour éliminer leurs concurrents les plus fragiles. Volontairement ou non, le ‘monde d’après’ sera en tout cas plus concentré sur les gros opérateurs”, explique Kira Kitsopanidou.
Des craintes s’expriment également quant à une réduction de la production qui viendrait compenser les dépenses salariales et sociales supplémentaires. Le New York Times a évalué la hausse des coûts de production à environ 10 % à l’issue de la ratification des accords ; or rien n’empêche les studios et les plateformes de convertir cette dépense en baisse de volume pour maintenir ses budgets intacts, ce qui équivaudrait à un retour à la case départ pour les travailleur·ses hollywoodien·nes.
La grève aura finalement joué un double rôle. Celui, bien sûr, qui était en premier lieu le sien : renégocier les conditions de travail des auteur·rices et interprètes afin d’assurer leur subsistance et réinstaller un système vertueux, permettant notamment le renouvellement des générations. Elle y est un tant soit peu parvenue. Mais elle a surtout joué un rôle d’accélérateur et de cristallisateur de l’extrême tension du paysage : le crépuscule des plateformes, stagnantes et fragmentées, et la paupérisation du marché indépendant, qui peine de plus en plus à faire exister significativement ses films, sont autant de phénomènes maximisés par ces mois privés de tournages et de promotion, qui étaient hélas la seule arme d’une profession prise à la gorge par l’inflation, mais dont il faut désormais espérer qu’ils n’aient pas causé de dégâts irréparables.
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