Des Punks aux féministes, l’écologie reste depuis les années 1980 la matrice de mouvements politiques radicaux. Deux livres sur les écopunk et les écoféministes rappellent la vitalité de l’écologie théorique et pratique dans les marges de ses appareils.
A défaut de passionner les foules électorales, notamment en France, l’écologie politique continue d’être analysée et relue par des historiens et théoriciens de la chose publique. Si elle reste la seule grande idée politique vraiment novatrice du XXe siècle, elle peine encore à conquérir le cœur des citoyens dès qu’il s’agit d’élire leurs représentants.
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Deux essais complémentaires proposent en cette fin d’année deux généalogies inédites de certains de ses courants activistes les plus énergiques : “l’écopunk“ et “l’écoféminisme“. Deux voies radicales, à la marge des mouvements politiques structurés dans le champ électoral, qui ont marqué l’avant-garde d’un courant de pensée et d’un style de vie, dont l’héritage complexe et diffus se révèle enfin de manière documentée.
Dans leur enquête historique, Ecopunk, Fabien Hein et Dom Blake relisent l’histoire du mouvement punk à l’aune de ses implications et engagements écologiques. Entre le début des années 1980, juste après l’émergence et la disparition des Sex Pistols en 1976-77, et les années 2000, un mouvement d’activistes punk a proliféré en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, en se situant politiquement aux sources de l’écologie radicale. A côté des multiples sous-branches – crust punk, hardcore punk, peace punk, riot grrrl, street punk… – , l’écopunk s’est affirmé avec force.
Le cadavre du punk bouge encore
Si “la tendance à la misanthropie, voire le ressentiment profond à l’égard de l’humanité sont des dimensions bien réelles de l’univers de représentations punk”, les auteurs soulignent que cet esprit n’est pas incompatible avec la prise de conscience responsable et argumentée d’un péril contre lequel s’invente la voie d’un mode de vie alternatif. L’anarchie des punks ne débouche pas nécessairement sur un renoncement ; il suggère au contraire une relance, indexée à une éthique du refus.
“Une partie importante de la scène punk s’est trouvée associée de manière décisive à la production d’imaginaires alternatifs qui irriguent aujourd’hui la pensée écologique, depuis les courants les plus mainstream jusqu’aux franges les plus radicales“, écrivent les auteurs, attentifs depuis des années à la vitalité de ce mouvement. Car si le punk est mort, “son cadavre bouge encore“.
Le groupe punk Crass
A travers des collectifs anarchistes et des groupes comme Crass, formés autour de Dial House, maison communautaire dans l’Essex en Angleterre, une conscience politique se diffuse alors bien au-delà de la scène punk proprement dite et de ses artistes pour toucher une fraction de la jeunesse révoltée au cours des décennies 80-90. “Du véganisme à la permaculture, de la défense des animaux contre l’industrie agroalimentaire à celle de la nature face à la prédation techno-industrielle, de la création des zones d’autonomie temporaires à la recherche de l’autonomie collective en milieu rural, les punks ont su s’approprier avant l’heure de nouvelles formes de résistance à l’ordre néolibéral“, analysent les auteurs au fil d’un récit documentant précisément les visages de ce mouvement alternatif.
Toutes les problématiques liées à la marchandisation croissante du monde se dégagent dès le début des années 80 au sein de ces collectifs anarcho-punk : “La réification du vivant à travers la lutte pour la cause animale, l’industrie agroalimentaire par la promotion de modes de vie visant à saper ses fondements, l’empire de la technique et son mépris pour la nature, l’éloge de la lenteur contre l’industrie automobile“.
Pionniers dans l’adoption de pratiques subversives et dans l’affirmation d’une véritable conscience écologique, les activistes écopunk ont autant nourri l’épopée du mouvement punk que celle de l’écologie radicale. Le mérite du livre de Fabien Hein et Dom Blake est d’en rappeler la vigueur souvent oubliée.
Les écoféministes, queer avant l’heure
Mal connu en France, ce mouvement écopunk l’est pourtant un peu plus qu’une autre extension de l’écologie : l’écoféminisme, dont la philosophe Emilie Hache raconte l’histoire passionnante à travers un recueil de textes théoriques anglo-saxons majeurs (Susan Griffin, Carolyn Merchant, Starhawk, Joanna Macy, Julie Cook, Elizabeth Carlassare…) mais aussi de l’activiste indienne Vandana Shiva, proche du mouvement Chipko, ces femmes indiennes qui, dans les années 1970, se sont battues contre la déforestation en Inde en protégeant les arbres avec leur corps.
Vandana Shiva, activiste écoféministe indienne, connue pour son combat pour une agriculture paysanne traditionnelle et biologique, et pour son engagement contre la brevetabilité du vivant et les OGM
Si ce mouvement politique est principalement né aux Etats-Unis au cours des années 1980, lié aux actions pacifistes, anarchistes et antinucléaires, notamment après la catastrophe de Three Mile Island de mars 1979 en Pennsylvanie, il a eu aussi des échos en Grande-Bretagne, à l’image du camp écoféministe contre l’installation de missiles nucléaires à Greenham Common, en Angleterre, qui dura de 1981 à 2000.
Manifestation contre l’installation de missiles nucléaires à Greenham Common en 1981
Destruction de la nature et oppression des femmes
Le geste inaugural de leur action théorique repose sur le lien qu’elles font entre la destruction de la nature et les multiples formes d’oppression des femmes. “Pour elles, ce lien se décline à travers toute l’histoire occidentale“, précise Emilie Hache, soucieuse de dévoiler les fondements intellectuels et historiques de ce mouvement très peu connu en France. Les écoféministes portent toutes une réflexion critique à l’égard de l’idée de nature telle qu’elle a été élaborée dans la modernité ainsi que sur la façon de concevoir la féminité, de manière essentialiste.
“Si l’on devait choisir un geste, un mot capable d’attraper et nommer ce que font les écoféministes, ce serait reclaim”, souligne Emile Hache ; un terme que les écoféministes empruntent au vocabulaire écologique, qui signifie “tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et le modifier comme être modifié par cette réappropriation”. Les écoféministes, queer avant l’heure, ne parlent que de “réparation, de regénération et d’invention, ici et maintenant“. Une grande partie des écoféministes, comme Starhawk, sont par exemple aujourd’hui engagées dans la permaculture, réarticulant les humains à leur milieu, sortant des dualismes (nature/culture ; corps/esprit) en s’appuyant sur l’intelligence du vivant.
Des punks aux féministes, des générations successives de militants et d’activistes se sont déployées depuis trente ans dans un rapport spécifique à la question écologique, par des biais multiples mais toujours dans une volonté d’en saluer la centralité dans l’ordre d’un monde à sauver du péril. L’écologie radicale dont se revendiquent ces figures du punk et du féminisme anglo-saxons constitue une page décisive de l’histoire d’un mouvement politique dont on n’a pas fini d’explorer les racines, les concepts et les aventures humaines, bien éloignées des négociations d’appareil.
Jean-Marie Durand
Ecopunk, les punks, de la cause animale à l’écologie radicale, par Fabien Hein et Dom Blake (le Passager Clandestin, 228 p, 12 €)
Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Emilie Hache (Cambourakis, 410 p, 24 €)
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