Sous couvert de l’autobiographie romanesque d’un vieux puritain repenti, l’ultime roman de Banks dévoile bien des cauchemars américains où l’hypocrisie, les faux-semblants et le racisme sont érigés en mode de vie. L’Americana en fresque de haute intensité, emportée par la magie narrative.
Le Royaume enchanté est le dernier roman de Russell Banks, publié peu avant sa mort en janvier 2023. On y retrouve au plus haut sa puissance littéraire, cette façon ensorcelante de nous entraîner dans un tourbillon narratif. Le récit commence par une adresse au lecteur, une sorte de “Attention, vous n’en croirez pas vos yeux !”.
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De fait, surprise de taille, ce ne serait pas Russell Banks qui aurait écrit le livre mais un certain Harley Mann, qui en 1971, peu avant de mourir âgé de 81 ans, aurait enregistré l’histoire de sa vie sur des bobines magnétiques retrouvées “par hasard” par Banks en 1999 dans le sous-sol de le bibliothèque de la ville de St. Cloud (Floride) et retranscrites des années plus tard au moment où il allait les bazarder.
“Quelque chose d’une main invisible qui se posait sur ma manche m’en a empêché.” Vérité ou mensonge ? La question est hors sujet. Car le récit, à l’ombre de ce mystère inaugural, s’enfonce dans des limbes romanesques inouïes, criblées d’apartés autobiographiques – pure coïncidence bien sûr – qui n’ont plus rien à faire de la vraisemblance. Scribe d’une voix d’outre-tombe, Russell Banks est le fantôme du Royaume enchanté, bienveillant et inquiétant, comme tous les fantômes.
Chronique d’un cauchemar américain
De la “bobine #1” à la “bobine #15”, Harley Mann déroule son existence en commençant par sa jeunesse au début du XXe siècle dans une famille misérable nourrie des idéaux égalitaires de John Ruskin. Ces migrant·es de la dèche s’installent en Floride dans une communauté shaker, secte puritaine qui se vivait – Banks se régale de le rappeler – comme “organisation de la société unie des croyants dans la deuxième apparition du Christ”. Pas de doute, on est bien aux États-Unis. Entre envie de sourire et de hurler. Car Harley découvre des horreurs lorsqu’il trime sur une plantation qui prospère “à l’ancienne”, comme si l’esclavage n’avait pas été aboli.
Se penchant sur ce passé, le narrateur se demande “si l’esclavage est vraiment fini aujourd’hui. Ou si les Blancs n’ont pas réussi simplement à lui donner un autre nom.” Et à propos des Noirs, compagnons de sa misère : “Par habitude, je les appelle des Noirs. Je suppose qu’il vaudrait mieux dire Africains-Américains, comme on dit Italo-Américains, mais il y a sans doute là trop de syllabes pour que cette appellation prenne.” Encore une fois, qui parle ? Le vieux Mann mourant ou Banks qui, sur le tard de sa vie, porte le fer là où l’Amérique a mal ?
Car Le Royaume enchanté n’est pas seulement le nom d’une communauté d’allumé·es. C’est aussi celui que la compagnie Disney a donné à son parc d’attractions d’Orlando, bâti en Floride sur des centaines d’hectares rachetés à des shakers. Damned! Les boucles se bouclent et resserrent leurs nœuds jusqu’à la suffocation quand Harley tombe amoureux d’une certaine Sadie, passion qui fait exploser sa loyauté pour les shakers et leurs atroces hypocrisies. Le Royaume enchanté est l‘un des nombreux cauchemars de l’Amérique, d’hier comme d’aujourd’hui, et Russell Banks, tout de douceur assassine, en est l’un de ses plus implacables chroniqueurs.
Le Royaume enchanté de Russell Banks (Actes Sud), traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan, 384 p., 23,50 €. En librairie le 3 janvier.
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