L’autrice franco-américaine signe un roman d’anticipation en constante mutation pour aborder les grands enjeux et violences de notre monde. L’une des propositions les plus excitantes de la rentrée littéraire d’hiver.
Fauvel a tout le temps peur. Depuis qu’elle a été la victime, pendant une manifestation, d’un tir de LBD qui lui a coûté son œil, elle sent son orbite pulser. Quand son amie Mado lui propose d’aller garder Hannah, la chienne de son père, à la campagne, elle n’hésite pas longtemps et accepte. Elle s’imagine que se couper d’un monde en proie à une sécheresse destructrice lui fera sûrement du bien.
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Arrivée sur place, elle se retrouve nez à nez avec deux Hannah, nom-palindrome qui amuse le maître des lieux : l’une est une chienne décédée, dont la dépouille empaillée trône dans le salon, et l’autre est son clone, obtenu outre-Atlantique par une riche amie de la famille moyennant une importante somme d’argent. La première était aussi douce que la seconde est agressive, sauvage et impossible à dresser. “Sous les poils d’Hannah, note Fauvel, fermente la plus fiévreuse des colères.” Une colère qui pousse les agriculteurs et chasseurs de la région à accuser la chienne de tuer et de mutiler les brebis que l’on retrouve régulièrement éviscérées dans la nature. Or, dans ce monde qui se divise entre les dominant·es et les dominé·es, les humains sont les seuls à avoir la permission de tuer.
Littérature de l’étrangeté
Phœbe Hadjimarkos Clarke, autrice franco-américaine qui a publié son premier roman Tabor au sein de la petite maison d’édition engagée Le Sabot, est classée par les lecteur·rices et libraires du côté de la science-fiction queer. Queer fait allusion à ses personnages LGBTQI+ (Tabor racontait l’histoire de deux femmes qui s’aiment dans un monde ravagé par de mystérieuses inondations) mais pourrait ici plutôt se référer à l’acception première du mot, “bizarre” ou “étrange”. Aliène est en effet un livre profondément travaillé par l’étrangeté : celle de l’écriture très sensorielle de Hadjimarkos Clarke, mais aussi celle des situations qu’elle décrit. On croise des extraterrestres qui enlèvent les hommes de la région, une télé-réalité dans laquelle les participant·es doivent cultiver des légumes, et beaucoup de virées sous drogues dans la campagne brumeuse.
Mais Aliène ne puise pas seulement dans un imaginaire SF psychédélique – le futur qu’il raconte est un futur très proche –, il s’inspire surtout des mythes collectifs qui permettent à l’autrice d’explorer la grande thématique de son roman : la peur. Pour catalyser leur rage et leur inquiétude, les chasseurs cherchent – comme le font les humains depuis la nuit des temps – un bouc émissaire qui prend parfois la forme d’Hannah, vue comme une erreur mutante de la nature, parfois celle d’une bête inquiétante tout droit sortie des entrailles de la terre, “couverte de boue et de champignons”.
Aliène vient ici gratter dans le terreau mythologique, du loup-garou à la bête du Gévaudan, mais n’oublie jamais ses enjeux ultra-contemporains. Toute cette imagerie, extraterrestre comme magique, se fait le reflet et la métaphore de peurs bien plus actuelles : les violences policières, qui ont coûté un œil à la protagoniste, les violences masculinistes, dont le mystérieux personnage de Julien avec sa musculature impressionnante et presque animale est le principal représentant, et les violences du dérèglement climatique – l’eau ne cesse d’être un enjeu dans cette ville qui abrite la bruyante usine d’eau minérale.
Rencontre de deux colères
Le roman est aussi, et peut-être avant tout, l’histoire d’une ruralité abandonnée à son sort, frappée par la sécheresse. Au milieu des bêtes réelles ou fantasmées, des aliens, des odeurs et des matières étranges, il y a des personnages à qui l’autrice donne des histoires, une vraie complexité. Mado, la meilleure amie sentimentalement paumée, Michel, le thésard revenu au bercail, Julien, l’ancien Gilet jaune. Au détour d’une phrase, la mère de ce dernier explique à Mado : “C’est sûr qu’on est exploités mais c’est par des bonshommes comme toi et moi ma pauvre, pas des monstres venus de je ne sais pas où.”
En réponse à la peur et à la violence, l’autrice offre des réflexions d’une grande justesse sur l’amitié, la solidarité et l’impitoyabilité du monde du travail. Et elle explore surtout une relation horizontale, libérée – enfin – de toute domination. La rencontre de deux colères, celle d’une chienne mutante et d’une femme mutilée. Ce qui se joue là n’est rien d’autre que la possibilité de la fin de la domination de l’humain sur l’animal. “À cet instant, écrit Phœbe Hadjimarkos Clarke, c’est ce que [Fauvel] a connu de mieux dans la vie, cet amour inattendu de la part d’une chienne cruelle.” Une drôle de lumière qui brille fort au cœur de ce roman qui est, du reste, d’une noirceur redoutable.
Aliène de Phœbe Hadjimarkos Clarke (éditions du Sous-Sol), 288 p., 19,50 €. En librairie le 5 janvier.
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