“Le monde entier est une histoire inventée. Ceux qui détiennent le pouvoir en fixent les personnages, les angles, la forme. Je crois au pouvoir d’un nom –testament ou hommage, réveil à la mémoire ou évocation”, écrit V dans le plus beau texte de ce recueil, “V : songe autour de mon nouveau nom”, où elle s’imagine une famille, invente un peuple dont elle serait issue, un monde qui lui conviendrait, qui nous conviendrait à tous·tes.
V s’est longtemps appelée Eve Ensler. Oui, celle qui a signé cette pièce qui a fait le tour de la planète, Les Monologues du vagin, tellement célèbre qu’elle est devenue un des marronniers du féminisme. Faire face, ce recueil de textes variés, articles, lettres, poèmes, récits intimes, qui sort aujourd’hui, dessine plus que le récit kaléidoscopique d’une vie militante : le portrait fragmentaire d’une fille qui fut, enfant, mise en pièces par son père. Car on en revient, décidément, souvent là.
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Un témoignage pour libérer les autres
Si le livre commence par une collection de très beaux portraits d’hommes, tous appelés par leurs prénoms, le chapitre qui suit est consacré à sa mère, qui a laissé faire, a été complice et l’a négligée. Ensler fut violée et battue par son père dès l’âge de cinq ans. Dans un texte de 2017, elle s’adresse aux femmes blanches qui soutiennent Donald Trump – ce fut, en effet, pour beaucoup d’entre nous, un mystère.
Pour V, ces femmes se placent du côté de l’agresseur, car le contraire les obligerait à “entrer en contact avec la douleur, la peur, la peine et la colère de votre propre vécu, et cela peut être insupportable. Je le sais parce qu’il m’a fallu des années pour sortir de mon propre déni et rompre avec mon agresseur, mon père. Pour dire la vérité qui risquait de bouleverser le confort de ma vie construite avec tant de précautions. Mais je peux vous assurer que vivre dans le mensonge, c’est vivre à moitié.”
Elle raconte qu’après les premières représentations des Monologues, beaucoup de femmes venaient lui raconter les violences ou les viols qu’elles avaient elles-mêmes subis. C’est ce que me disait Neige Sinno en entretien : très souvent, après s’être confiée sur son enfance, elle recevait, comme en échange, un récit, et toujours, il s’agissait du récit d’un abus. Dans Triste tigre, elle interroge le cliché d’une littérature “cathartique” et dit que celle-ci ne sauve pas.
Peut-être, mais elle aide les autres à dire, à oser raconter. Utiliser les mots, se les approprier, nommer justement ce que l’on a subi, choisir ses mots et son nom ; quand on a été nié·es à ce point, quand un·e autre a tout fait pour nous éradiquer en nous traitant en “choses”, c’est une arme et une priorité absolue.
V : Faire face. Une vie de passion et de lutte (Denoël). Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal. 313 p, 21 euros. En librairie.
Édito initialement paru dans la newsletter livres du 2 novembre 2023 . Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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