Dernier volet de notre série de trois textes consacrés aux 20 ans du film de Gus Van Sant, cet ultime épisode est dédié à l’influence de « Elephant » dans les films des cinéastes qui ont grandis en le voyant.
Quand on réfléchit au film pivot ayant fait basculer le XXe siècle dans le suivant, on pense évidemment d’abord à Mulholland Drive de David Lynch (2001). Sorti deux ans plus tard, le film de Gus Van Sant ne peut lui contester ce statut. En revanche, son influence sur les générations de cinéastes à venir en fait une œuvre au rayonnement sans égal. Le natif de Portland est encore aujourd’hui un des réalisateurs les plus cités parmi la jeune garde du cinéma mondial.
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Cette influence est essentiellement due à sa tétralogie de la mort : Gerry, Elephant, Last Days et Paranoid Park. Étalés sur toutes les années 2000 (2002 – 2007), les quatre films partagent un ADN commun, fait à la fois de l’élégie d’une jeunesse désabusée en phase de vie terminale et d’une mise en scène contemplative jouant sur la plasticité du temps et de l’espace, caméra vissée au dos de leurs anti-héros.
Elephant a aussi ses singularités. Avec sa narration éclatée en forme de compte à rebours multipliant les points de vue et sa référence au drame de Columbine, il est le plus audacieux, formellement, de la fratrie de films, et aussi celui qui aborde la mort comme un drame collectif (la faillite de l’Amérique), et non comme une destinée intime. C’est dans cette double singularité (formelle et collectivement mortifère) qu’il faut envisager l’influence d’Elephant sur les films qui lui succéderont.
Un style inspirant
Il y a bien eu des films réalisés en une succession de plans séquences avant Elephant mais, en l’associant à la fragmentation en boucles temporelles et au filmage des adolescent·es de dos, en plan américain, Gus Van Sant inaugure un style qui sera repris dans de nombreux films et dont il s’inspire lui-même en se référant au film éponyme d’Alan Clarke. Cette façon de sculpter le temps par la mise en scène, on la retrouve notamment dans le cinéma du cinéaste chinois Bi Gan, en particulier dans Kaili Blues, son premier film.
Comme dans Elephant, la caméra déambule sans but prédéfini, dans le sillon des personnages, sans qu’on sache très bien si le temps s’écoule dans le bon sens du courant. Dans un interview accordé à Libération au moment de la sortie du film, il revendique même cette influence : “Je voulais accomplir en direct le trajet avec mon personnage, de la façon la plus immersive possible et, pour cela, enregistrer le temps et la géographie de ce trajet, comme dans Elephant, de Gus Van Sant, que j’aime beaucoup.”
Avec son décor de lycée, français cette fois, Simon Werner a disparu de Fabrice Gobert se réfère quant à lui très explicitement à Elephant, cette fois en jouant sur une multiplication des points de vue sur le même drame, mais aussi en tentant une forme d’archéologie de ce drame.
La bascule du teen movie
Mais peut-être encore plus qu’une rupture formelle, Elephant révolutionne le genre du teen movie en le faisant basculer dans le régime du désenchantement absolu. Avec Virgin Suicides de Sofia Coppola (1999), il marque un tournant. Fini le temps de l’insouciance, la jeunesse porte désormais le sceau de la tragédie et les films prennent la forme de funeste élégies teen, de chant du (bébé) cygne. Des adolescent·es qui n’arrivent plus à habiter le monde que leur ont laissé les adultes, qui y évoluent déjà presque comme des zombies, on les retrouve dans de nombreux films : Mysterious Skin de Gregg Araki sorti un an plus tard, Mommy de Xavier Dolan, mais aussi Spring Breakers dont la fin en tuerie sanglante rappelle celle d’Elephant.
Dans le champ de la série, on peut également se demander si Elephant n’a pas défriché une route que de célèbres dark teen shows ont emprunté après lui : Thirteen Reason Why ou même Euphoria. La série The OA fait quant à elle une référence très explicite à Elephant dans le dernier épisode de sa saison 1, où on comprend que tout ce qui précédait était en fait tendu vers une tuerie de masse dans un lycée, dont les personnages avaient l’inconsciente pré-science.
Dans le jeune cinéma français contemporain, l’influence d’Elephant est aussi très visible. Le duo de cinéastes Jonathan Vinel et Caroline Poggi la revendique : “Elephant nous a donné envie de faire du cinéma. La tuerie, les massacres lycéens, l’actualité liée aux armes, c’est ce qui a accompagné notre adolescence.” et cette influence affleure presque à chaque plans de leur court métrage Tant qu’il nous reste des fusils à pompe. Plus récemment, Simon Rieth a signé avec Nos cérémonies un film profondément infusé par le rapport à la mort et au désespoir adolescent des films de Gus Van Sant, influence qu’il revendique lui-même : “Gus Van Sant est vraiment mon cinéaste de cœur.”
Mais il arrive aussi que cette influence passe par un corps d’acteur plutôt que par le regard d’un cinéaste. En deux films (Le Lycéen et Le Règne animal), le jeune Paul Kircher (21 ans) rappelle fortement, avec son mélange d’apathie et de fougue, les anti-héros de Gus Van Sant. Une parenté dont il a conscience : “je me suis beaucoup reconnu quand j’ai vu Elephant, Paranoid Park, Gerry ou Last Days. Ces films mettent en scène des personnages adolescents ou jeunes qui pensent beaucoup, qui sont seuls et qui aiment se perdre”.
Enfin, s’il existe un film qui est le descendant direct d’Elephant, c’est An Elephant Sitting Still, premier et dernier film du chinois Hu Bo. Avec ce récit fleuve (près de quatre heures) du quotidien de quatre jeunes, il affronte le mal de vivre d’une jeunesse comme aucun autre film. Adoubé par Gus Van Sant lui-même, il est le film qui reprend le plus les codes d’Elephant : le titre déjà, la déambulation de dos, le mille-feuille temporel, la multiplication des points de vue et surtout l’horizon d’une catastrophe à venir. Sauf que, comme nous l’écrivions à l’époque de sa sortie, “le drame dont le film est l’annonce déborde cette fois de son récit”, puisque Hu Bo s’est donné la mort une fois le montage du film terminé.
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