De passage sur la scène de la salle parisienne le temps d’un concert exceptionnel, l’immense musicien a exalté son répertoire récent et revisité une partie de son répertoire passé, dans un geste ancré dans les bouleversements du monde d’hier et d’aujourd’hui.
Si l’inexcusable omission que constitue l’absence d’un prix Nobel de musique devait être réparée aujourd’hui, le premier lauréat à se voir distinguer par l’institution suédoise ne pourrait être que Brian Eno. Appliqué à la musique, le critère de sélection des Nobel – une personnalité ayant contribué au bien-être de l’humanité – le rendrait éligible loin, bien loin devant Jean-Jacques Goldman, Michel Sardou et Rammstein (joke). À tel point que considérant le “bien-être” que procure la musique ambient, son inventeur pourrait s’adjuger dans le même temps le prix Nobel de médecine.
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Et pour être tout à fait raccord avec l’esprit du comité, la source inestimable de quiétude et de sérénité que canalise une large part de sa discographie, diffusée à l’échelle planétaire, et donc susceptible de contribuer à apaiser les tensions internationales, le destinerait aussi à recevoir le Nobel de la Paix.
Une apparition scénique rare
Cette prospective aussi farfelue soit-elle n’aura pourtant jamais été autant envisageable que ce jeudi 26 octobre, quand Brian Eno s’est présenté devant le public de La Seine musicale sur l’île Seguin de Boulogne-Billancourt pour un concert unique entouré de quelques fidèles (Léo Abrahams à la guitare, Peter Chilvers aux claviers…) et accompagné du Baltic Sea Philharmonic dirigé par le compositeur et chef d’orchestre américain d’origine estonienne Kristjan Järvi. Soit une quarantaine de musiciens disposés sur trois niveaux avec un Eno en retrait. Les apparitions scéniques de l’ancien Roxy Music sont à ce point rares que celle-ci aurait amplement suffi à faire évènement par sa seule exceptionnalité.
Mais dans le contexte particulier où il s’est produit, au terme d’une année jalonnée de désastres, de tragédies, d’atrocités, ce moment s’est chargé d’un sens et d’une intention supplémentaires en proposant un patchwork d’œuvres parmi les plus significatives de son vaste répertoire. Le programme se composait de l’intégralité de son album The Ship paru en 2015, scindé en deux parties, l’une éponyme, s’inspirant du naufrage du Titanic en 1912, l’autre, The Fickle Sun, de la Première Guerre mondiale, soumettant l’idée que les deux évènements étaient intrinsèquement liés.
Beauté froide/Beauté chaude
S’en suivit une sélection de morceaux plus anciens suivis de quelques incursions dans le récent ForeverAndEverNoMore, album où Eno épanche son immense chagrin au sujet de la dévastation écologique en cours, déplorant dans Who Gives A Thought l’indifférence qu’elle suscite. Saisi dans le prisme d’une actualité largement dominée par la guerre et le péril climatique, ce concert, créé pour la Biennale de Venise, aura ainsi embrassé l’air du temps par une étreinte d’une rare intensité mais aussi d’une rare beauté formelle, notamment grâce à la justesse des éclairages et par l’approche “déconstruite” d’un orchestre en constant mouvement conduit par un chef à la gestuelle plus près du sorcier que du maestro classique.
À la première partie froide et austère, où la voix d’Eno prenait des accents de grand prêtre dirigeant une cérémonie funèbre, répondit un moment plus chaleureux, plus pop aussi, avec deux clins d’œil au passé dont un fort émouvant By This River tiré de l’album Before And After Science, l’un des sommets de sa discographie, qu’il prit la peine de présenter par un long préambule où, dans un français mal assuré, il s’excusa de “sa voix de canard” due à un rhume inopportun. Un souci dont il se libéra aussitôt avec un majestueux And Then So Clear de l’album Another Day On Earth (2005), le premier où il s’était remis au chant après vingt ans de mutisme, s’aidant il est vrai, hier comme aujourd’hui, d’un vocodeur.
Ce moment de bascule important dans sa carrière révélait un besoin de reprendre racine dans le vrai monde après sa longue séquence d’apesanteur Ambient qu’il avait initiée au milieu des années 70 alors que commençait à monter le bruit et la fureur du punk, rompant du même coup avec l’élément essentiel qui avait structuré les musiques les plus écoutées du XXème siècle depuis l’apparition du jazz : le rythme. Se faisant c’est la conflictualité binaire qu’il liquidait au profit d’une linéarité génératrice de songeries crépusculaires, de pensées rêveuses et inexprimables, le tout se soldant par l’enlisement dans une solitude résolument apolitique.
Hommage à Lou Reed
Eno achevait là de dissoudre ce désir d’appartenance qui s’exprimait depuis des décennies à travers courants musicaux, modes vestimentaires, postures esthétiques et mots d’ordres politique. Il nous renvoyait à l’ineffable, à l’inévidence, à l’ambiguité morale de la musique. En cela le concert de La Seine musicale se déroula intégralement sur cette ligne de crête, entre invitation à s’évader et besoin de s’engager, restituant à la musique à la fois son pouvoir d’envoûtement et son inefficacité à mobiliser et à changer l’ordre des choses. En cela, en dédiant son titre le plus onirique, le plus ambient du programme, le très beau Making Gardens Out Of Silence, au peuple palestinien, et en annonçant qu’une partie de la recette du concert serait reversée à l’aide humanitaire à Gaza, il tenta de réconcilier ces deux attractions contraires, se réfugier dans l’ineffable de la musique et passer à l’action.
Par leur teneur même, les œuvres exécutées lors de cette soirée exceptionnelle qui, liées les unes aux autres, reproduisaient les méandres d’une conscience en alerte, les serrements d’un cœur en souffrance et les états d’une âme fraternelle, auront ainsi fini par redevenir les otages de la célèbre citation de Jankélévitch : “La musique est d’un autre monde.” Ce qui n’entama heureusement en rien le pur plaisir de revoir cet artiste hors du commun après cinquante d’absence sur une scène parisienne, ni n’altéra notre émotion à l’écoute de sa poignante reprise du I’m Set Free du Velvet Underground interprétée dix ans jour pour jour après la disparition de Lou Reed. L’entendre chanter “je suis libéré, libéré de trouver une nouvelle illusion” aura suffi, momentanément, à nous faire croire en des jours meilleurs.
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