La semaine dernière, Porto accueillait la troisième édition du Festival Porto / Post / Doc, dédié au documentaire sous toutes ses formes, particulièrement les plus novatrices. Retour sur les pépites de la sélection.
Du 28 novembre au 4 décembre s’est tenue à Porto la troisième édition du festival Porto / Post / Doc. Il proposait de s’aventurer dans les ramifications novatrices et fécondes du « cinéma du réel ». Dédiée au documentaire dans son acception la plus large, la manifestation s’est attelée à décloisonner les règles du genre, à l’abreuver aux mamelles de l’esthétique et de la fiction pour questionner au mieux le monde contemporain et repenser ses enjeux.
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En plus de nous envoyer des signaux positifs quant à la santé d’une cinéphilie portugaise en rémission (après des années à ployer sous les coups de la rigueur budgétaire), la programmation nous a donné l’occasion de prendre le pouls d’un pan de cinéma en perpétuelle réinvention formelle, intimement connecté aux battements du monde. A travers une compétition officielle déployée du Canada au Japon et de l’Argentine à la Russie, un hommage au cinéaste brésilien Eryk Rocha et une sélection de documentaires musicaux novateurs, cette cuvée 2016 a su se placer aux avant-gardes de la création contemporaine. Elle a également réussi à à garder une dimension didactique salutaire et à tisser un réel dialogue avec le public.
Travailler le réel grâce au cinéma, ce n’est pas seulement le capter et l’expliciter. C’est aussi jouer avec comme un matériaux, le retourner et l’étirer dans tous les sens pour en tirer la substance, l’abreuver aux veines de la fiction, le fantasmer ou le rêver autrement. Le documentaire peut ainsi déployer une véritable dramaturgie, convoquer du lyrisme ou du poétique, générer des sensations et émotions multiples. S’imaginer en miroir parfois déformant d’un monde inquiet pour mieux le reformer. Retour sur trois lignes de force de cette édition, trois élans d’un cinéma résolument moderne et excitant.
Le réel est une histoire comme les autres
De la crise des migrants aux dérives du néo-libéralisme, le cinéma contribue à questionner le réel en opérant un déplacement salutaire du regard qui permet paradoxalement de mieux l’appréhender. Au-delà des films dont le politique constitue le sujet platement illustré, certes nécessaires mais souvent peu excitants cinématographiquement parlant (appelons ça la « veine Ken Loach »), faire politiquement du cinéma formellement novateur a un sens, et s’impose aujourd’hui comme une évidence, voire une urgence. Toni Erdmann et sa lutte contre la morosité néo-libérale par l’excentricité et le rire nous l’a récemment prouvé sur le versant de la fiction, les deux films primés à Porto / Post / Doc nous le rappellent sur celui du documentaire.
Récompensé par une mention spéciale du jury, Les Sauteurs, d’Abou Bakar Sidibé, Estephan Wagner et Moritz Siebert, nous plonge dans les méandres de Gourougou, zone-tampon aux airs de forteresse entre le Maroc et l’Espagne, dans laquelle s’entassent des migrants en attente de jours meilleurs. Le film est parti d’une rencontre, celles des deux co-réalisateurs allemands avec Abou Bakar Sidibé, un Malien enfermé dans ce purgatoire à ciel ouvert. Il complétera le duo en apportant à la fois son regard à la réalisation et son histoire comme sujet du film, qui entremêlera une radiographie des lieux à la grande inventivité formelle et une approche sensible de ces destins souvent tragiques, mais toujours animés d’un rêve indestructible.
Le grand prix du festival est quant à lui revenu à Eldorado XXI de Salomé Lamas, qui nous emmène dans la ville la plus haute du monde. Battue par le froid et le vent, La Rinconada, cité péruvienne perchée à 5 100 mètres d’altitude, abrite une communauté de mineurs aux conditions de vie extrêmement rudes. Avec une grande patience et un indéniable sens de la composition plastique, la cinéaste scrute les visages et les gestes de ces travailleurs épuisés mais dignes, et offre toute la force et l’élégance de son cinéma à ces destins saisissants du bout du monde.
Bangkok Nite, du Japonais Katsuya Tomita, est une plongée à la fois envoûtante et ultra-contemporaine dans le quotidien des prostituées d’une rue de Bangkok, plus particulièrement centré autour de la jeune Luck et d’Ozawa, un client japonais expatrié en Thaïlande. Les liens tissés entre les personnages, entre douceur et violence, marchandisation des corps et (im)possibilité de l’amour véritable, se mêlent et se délient dans une bulle pop aux airs de cauchemars coloré.
Bienvenue dans le monde réel : quand le documentaire rencontre l’expérience sensorielle
Au-delà de sa compétition officielle, le festival proposait un focus sur des créations envisageant le rapport au réel comme une expérience plastique, immersive et sensorielle, à la croisée du documentaire, de la fiction et de l’expérimental. L’occasion de (re)découvrir des poèmes d’images et de sons aux beautés surprenantes, des gestes de cinéma qui s’emparent du réel pour mieux nous envoûter.
Manakamana, de Stéphanie Spray et Pacho Velez, s’avance d’abord comme un film-concept astucieux mais dont on redoute (à tort) les limites. Constitué par l’unique plan fixe d’une caméra embarquée dans un télécabine effectuant la monté et la descente vers un temple népalais, son dispositif alternant les portraits de huit minutes (le temps du trajet) des occupants de la cabine prend rapidement une tournure à la fois ludique et hypnotique. Le spectateur apprivoise la durée de ce mouvement singulier, bercé par le roulis du trajet et enchanté par la galerie de personnages hauts en couleur qui s’offre à son regard. Se succèdent, entre autres, un homme taciturne et sa vieille tante sourde qui comptent sacrifier un poulet, trois jeunes métalleux chevelus accompagnés d’un chaton facétieux qui enchaînent les vannes, deux grand-mères qui tentent de manger des glaces et s’en mettent partout comme des gamines hilares, et une famille de chèvres qui peine à comprendre ce qui lui arrive.
Sorti en France il y a trois ans déjà, Leviathan, de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, nous offre un voyage sidérant d’intensité dans un chalutier en pleine tempête. Aux plans embarqués épousant le point de vue des marins au travail répondent des images étonnantes et plus anxiogènes au regard dés-anthropocentré, prises depuis le filet de pêche, le tas de poissons agonisant ou le haut du mat. Soutenu par une bande sonore déréalisée, le film s’impose comme un voyage sensoriel à la violence déchaînée et à la beauté foudroyante.
Tourné lui aussi sur un bateau, cette fois un gigantesque cargo marchand, Dead Slow Ahead de Maurice Herce explore également le potentiel sensoriel et esthétique du cinéma du réel, dans une veine plus hypnotique et léchée que son lointain cousin. Au fil de plans à la composition esthétique millimétrée, le film trace le portrait d’une gigantesque machinerie aux allures de monstre cauchemardesque, dans lequel les humains semblent réduits à l’état d’engrenage.
De la musique avant toute chose
En guise de contrepoint à l’intensité de ces plongées dans un réel toujours surprenant, le festival programmait un certain nombre de documentaires consacrés à des musiciens qui, chacun à leur manière, tentaient de s’extraire des conventions parfois pesantes du genre. Raving Iran, de Susan Regina Meures, esquisse un portrait électrique et rebelle de deux musiciens iraniens férus de house, considérés comme des « artistes sataniques » par le régime.
Christophe Conte et Gaëtan Chataigner revisitent dans Bowie : l’homme cent visages ou le fantôme d’Hérouville le destin et la musique hors-normes de l’artiste à travers le prisme du spectre, entremêlant images d’archives et déambulations rêvées dans le château d’Hérouville qui l’a un temps accueilli. Enfin, avec Gimme Danger, Jim Jarmush revient avec une forme relativement classique mais une élégance plastique rare sur le mythe Iggy Pop, à l’énergie toujours aussi communicative.
Intitulée Transmission, cette dernière programmation s’est révélée un joyeux vecteur d’histoires et de portraits d’artistes, mais également un tourbillon d’émotions à la vitalité optimiste. Une sensation distillée par l’ensemble du festival, engagé dans un corps-à-corps avec le réel le plus sombre comme les rêves les plus lumineux.
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