Dans “Soeurs, pour une psychanalyse féministe”, Silvia Lippi et Patrice Maniglier ambitionnent de repenser la pratique analytique en mettant de côté la figure du Père au profit de celle de la Soeur. Une psychanalyse sororale, plus à même de soigner les femmes, serait possible.
On le reconnaît, l’ambition est grande: réinventer la psychanalyse, rien que ça. Qui plus est, sous un prisme féministe alors même que la discipline traîne dans son sillon de nombreux relents sexistes. Un défi que n’hésitent pourtant pas à relever la psychanalyste Silvia Lippi et le philosophe Patrice Maniglier dans un brillant essai – à moins que ce ne soit un manifeste -, à la fois joyeux et exigeant, intitulé Soeurs, pour une psychanalyse féministe (Seuil).
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“Déconstruire la psychanalyse, faire apparaître l’impensé hétéropatriarcal, colonial, bourgeois, eventuellement même homophobe ou raciste de la psychanalyse, c’est bien. Mais ça ne servira à rien si on n’est pas capable de proposer des pratiques alternatives qui intègrent ces mises en question en vue de changer la manière de faire avec les patient·es au quotidien”, écrivent les auteur·ices. Leur alternative? Une psychanalyse fondée sur la sororité, non plus centrée sur la figure du Père mais sur celle de la Soeur, et au sein de laquelle la femme ne serait plus définie par rapport à l’homme. Adieu complexe de castration, faites de la place pour le complexe de sororité.
C’est après la déferlante #MeToo et aussi sur le divan que Silvia Lippi, docteure en psychologie et psychanalyste italienne de formation lacanienne, a perçu les frémissements d’une révolution collective. L’intime et le politique étant indissociables, il était temps selon elle de penser les questions contemporaines dans une perspective non plus hétéropatriarcale mais féministe. “Les femmes ne deviennent pas féministes par une perception rationnelle de leurs intérêts. Elles le deviennent dans la rage et le désir, en convertissant les blessures de leurs corps brutalisés en symptôme heureux par le biais de la lutte sororale”, affirme-t-elle dans cet essai.
En convoquant la figure de Valerie Solanas, une féministe américaine radicale connue notamment pour son SCUM Manifesto, Silvia Lippi et Patrice Maniglier démontrent l’existence de liens sociaux entre femmes nés du partage de leurs traumatismes en commun. Pour eux, ça ne fait pas de doute, c’est ce lien sororal qui doit être au centre d’une psychanalyse contemporaine. On a voulu en savoir davantage en interrogeant longuement Silvia Lippi.
Vous défendez dans votre livre un projet très ambitieux, celui de recommencer la psychanalyse. Pourquoi faudrait-il la réinventer? En quoi est-elle obsolète, ringarde?
Silvia Lippi – Lorsqu’on écrit que nous souhaitons “recommencer” la psychanalyse, cela veut simplement dire que nous voulons remettre en marche un processus propre à la psychanalyse, c’est-à-dire partir d’un non-savoir que nous rencontrons dans notre clinique au quotidien. Lorsque nous recevons un·e patient·e, nous ne savons pas ce qui va se passer, quel est son désir, comment son symptôme peut se modifier, etc. Repenser les questions contemporaines au sein de la pratique psychanalytique ne relève pas d’une réinvention mais de quelque chose de propre à la psychanalyse, c’est-à-dire analyser ce qui se passe sur le divan et dans le lien social. Or, ce qui nous est apparu avec Patrice (Maniglier, qui cosigne l’ouvrage, ndlr) ces dernières années, c’est que les psychanalystes qui s’expriment dans le débat public nous paraissent avoir oublié ce non-savoir propre à l’analyste. À l’occasion du PACS à la fin des années 90, des différentes mobilisations féministes ou encore des questions liées à la transidentité, ces dernier·es sont intervenu·es, non plus comme des psychanalystes, mais comme des expert·es qui sauraient ce qui est bien et ce qui est mal pour une personne ou pour une société. Il s’agit d’interroger le désir des patient·es et non pas de donner son avis sur telle ou telle question. Lorsqu’on parle de “recommencer” la psychanalyse, on parle d’emprunter la voie du non-savoir et de l’écoute des patient·es.
Y a-t-il un inconscient hétéropatriarcal de la psychanalyse telle qu’elle s’est formulée jusqu’à aujourd’hui?
Très bonne question! Personnellement, je crois que non, et pour expliquer ma position, je partirai d’une phrase de Lacan qui dit que “l’inconscient c’est la politique”. Qu’est-ce que ça signifie? Que l’inconscient est fait des liens sociaux, des rapports à l’Autre, et cet Autre est en mutation perpétuelle, et de même l’inconscient! Il faut toujours penser le politique en lien avec l’inconscient, tel qu’il se manifeste dans l’expérience analytique, c’est-à-dire avec les rêves, les mots d’esprit et les lapsus qui surviennent en séance. Tout cela se fait dans un lien social et des conditions socio-politiques différentes selon les époques. Freud a créé la psychanalyse à l’époque victorienne et il se situait dans une position transgressive par rapport aux autres médecins, notamment en ce qui concerne les femmes. Il les a toujours écoutées, il essayait de les faire parler au lieu de les juger ou de les considérer comme des malades mentales et de poser des diagnostics hasardeux comme c’était le cas de la psychiatrie de l’époque.
Aujourd’hui, certains textes de Freud, qui a fondé une bonne partie de sa théorie sur la différence des sexes, décrivent les femmes comme des êtres immatures et hystériques. Ça laisse penser qu’il était misogyne…
C’est vrai qu’il y a chez Freud une théorie assez sommaire, il faut le dire, de la différence des sexes, mais il a aussi dénoncé la position de soumission des femmes vis-à-vis des hommes. Lorsque, par exemple, il évoquait les femmes qui se plaignaient des abus sexuels, il n’a jamais dit qu’il ne les croyait pas. Et avec sa théorie de l’envie du pénis, il ne voulait pas du tout affirmer qu’elles étaient inférieures car il leur manquait un morceau de chair! Lorsqu’il dit “L’anatomie, c’est le destin”, c’est presque une dénonciation, puisqu’il reconnaissait que naître femme, à son époque, annonçait un destin malheureux en quelque sorte, pour les injustices qu’elles subissaient (et qu’elles subissent encore aujourd’hui). Il disait aussi que les femmes n’étaient pas aptes à être culturellement évoluées, mais il faut savoir que chez Freud, la culture est quelque chose de problématique, en tant qu’effet du refoulement. Donc quand il disait ça, il disait avant tout qu’il reconnaissait chez les femmes une capacité à ne pas refouler leurs désirs et leurs traumatismes, et tout ce qui n’est pas acceptable du point de vue de la bienséance bourgeoise.
L’interprétation de chacun·e sur ces thèmes dépend de la façon dont nous lisons Freud. Si nous lisons ses phrases à la lettre, nous pourrions penser qu’il était misogyne, mais Freud a toujours écouté les femmes, il était de leur côté, il n’a jamais dit que leurs abus traumatiques n’étaient pas vrais ou qu’elles disaient n’importe quoi. Et quand il parlait d’hystérie, il ne voyait pas ça comme une maladie, contrairement à la majorité des médecins de son époque, mais comme une manière de résister au désir de l’Autre. Pour lui, tout symptôme hystérique est une forme de rébellion et de résistance du corps. Je trouve Lacan beaucoup plus macho que Freud, alors même qu’il a été mon vrai maître en psychanalyse. Lacan a pu repérer les déboires du monde phallocentrique, mais il n’a jamais écouté les féministes de son temps ou celles qu’il avait sur son divan à l’image d’Antoinette Fouque. Et je ne parle même pas de Simone de Beauvoir à qui il n’a pas daigné consacrer un peu de son temps lorsqu’elle a voulu parler avec lui du Deuxième Sexe.
Qu’est-ce qui a changé sur le divan depuis l’apparition de #MeToo, qui est finalement le point de départ de votre théorie? Qu’avez-vous pu observer en consultation en tant que psychanalyste?
Avec #MeToo, qui est vraiment le point de départ de tout notre travail, je me suis rendu compte que le collectif avait une importance presque résolutive à l’égard du symptôme des femmes, puisque je constatais en consultation le soulagement et la force de mes patientes lorsqu’elles apprenaient qu’elles n’étaient pas seules face aux violences subies. Il y avait quelque chose dans leur rage, leur angoisse, leurs affects et leurs symptômes, qui pouvait être partagé. Cette importance du collectif m’a renforcée dans ma conviction qu’une des tâches d’un·e psychanalyste était notamment de faire en sorte, non pas que les symptômes puissent être guéris au sens médical du terme, mais qu’ils puissent être exploités, permettant à ces sujets de s’associer avec d’autres sujets pour lutter ensemble. D’une façon quasi miraculeuse, chaque symptôme est relié aux symptômes des autres et se transforme en un mouvement collectif puissant, et parfois joyeux. La sororité n’est pas qu’un lien de sympathie ou d’empathie entre femmes, c’est quelque chose qui part d’un corps en souffrance qui rencontre d’autres corps qui souffrent. Ça ne produit pas nécessairement une guérison mais ça peut dégager des affects heureux: enthousiasme, joie, désir.
Votre thèse est que toutes les femmes sont liées par des traumatismes, et que c’est dans ce lien que la sororité peut naître. De quels traumatismes parle-t-on?
Disons qu’en général, dans la théorie psychanalytique, le traumatisme ne peut pas être collectif. D’un point de vue psychanalytique, le traumatisme est quelque chose d’intime, d’opaque, qui ne peut pas être exprimé. On peut exprimer les faits mais on ne peut pas déterminer l’impact psychologique d’un traumatisme. En revanche, ce qui est propre à tous les traumatismes, c’est la position passive des sujets face à ce qu’ils subissent. Tout être humain est traumatisé, et ce dès la naissance. Il réagira ensuite avec différents symptômes comme une procrastination, une phobie, une angoisse ou encore une boulimie. Les traumatismes peuvent être très différents – un viol n’est pas un harcèlement sexuel, qui n’est pas un sifflement dans la rue – mais il y a une continuité entre eux, car le sujet reste inerte face à ces événements distincts. Et bien sûr, il y a une continuité dans les symptômes. C’est exactement ce qu’il se passe avec #MeToo: il y a cette multiplicité des effets traumatiques qui se rencontrent et forment ce que l’on appelle un symptôme partagé. Le partage de la parole va avec le partage des corps, c’est là qu’il y a quelque chose qui change.
Grâce à #MeToo, vous écrivez que des femmes sont passées du traumatisme au lien social… De quelle façon la sororité au sens psychanalytique du terme constitue-t-elle un lien social ?
C’est encore une fois le partage des symptômes qui fait la sororité. En psychanalyse, tout rassemblement est basé sur l’identification au leader, à l’idéal, et cela est problématique. Tout lien social est phallique et fondé sur la culpabilité: c’est le lien hétéropatriarcal. L’erreur serait de penser que c’est le seul lien social possible. En écrivant notre ouvrage, nous avons pris pour guide la figure de Valerie Solanas qui, avec son idée folle d’extermination des hommes, nous a montré que les femmes étaient fortes quand elles étaient ensemble. Cette possibilité de penser le lien social des femmes sans faire référence aux hommes, c’est ce qu’on appelle ici la sororité, une modalité de penser le lien social différemment du lien social fraternel et phallique. C’est un lien traumatique et révolutionnaire, fondé sur le symptôme partagé.
Mediapart vient de publier une nouvelle enquête sur Nicolas Bedos. L’une des femmes qui témoignent explique qu’elle a d’abord voulu rester silencieuse, pour ne pas devenir “un porte-drapeau”, mais que les témoignages d’autres femmes l’ont fait évoluer dans sa réflexion. Elle dit: “J’étais soulagée de ne plus être toute seule, je nous ai senties soudées d’un seul coup. Je me suis rendu compte que c’était important de parler publiquement, et qu’il fallait que je prenne mon courage à deux mains.” C’est de la puissance de ce lien sororal dont vous parlez dans votre livre?
Oui, exactement. Cette jeune femme ne s’est pas sentie soudée aux autres par un idéal ou une prise de conscience, mais par la rencontre de son symptôme, exprimé dans sa parole, avec les symptômes des autres. Mais la parole sans le corps ne peut rien! La parole commune partagée fait symptôme commun. Le collectif permet, certes, de ne pas être seule, mais surtout de donner à la parole de chacune un impact fort. Quand une parole est portée par un symptôme collectif, elle a la capacité de changer le monde.
En quoi une psychanalyse fondée sur la sororité est-elle plus à même de soigner les femmes?
Elle sera plus à même de soigner les femmes, mais aussi les hommes. Face à un symptôme, on peut se résigner ou passer sa vie à essayer de se battre contre lui, mais on peut aussi fabriquer du lien social, s’associer à l’Autre, lui faire confiance, que ce soit dans sa sphère intime ou sociale. En consultation, je constate déjà des changements. J’ai de plus en plus de patient·es qui cherchent un·e psychanalyste safe, c’est-à-dire un·e analyste, qui ne soit non pas un·e ami·e, mais quelqu’un·e qui soit capable de créer un espace à deux où le sujet peut exprimer, sans peur d’être jugé, ses propres angoisses par rapport à des violences subies ou à des questions identitaires. Il est important, en tant que psychanalyste, d’être sororale avec ses patient·es, ce qui veut dire aussi exposer clairement ses positions vis-à-vis des questions brûlantes contemporaines en relation avec les luttes féministes, les questions raciales et les transidentités. Les sujets doivent être assurés que leur parole sera écoutée sans préjugés par leur analyste, et c’est seulement de cette façon qu’ils pourront s’ouvrir à l’inconscient et aux paradoxes de leurs désirs.
Propos recueillis par Julia Tissier
Soeurs, pour une psychanalyse féministe, de Silvia Lippi et Patrice Maniglier, Seuil, 352pp, 23,50€, en librairie
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