À la Fondation Louis Vuitton à Paris, l’exposition-événement Rothko regroupe plus d’une centaine de toiles. Elles permettent de découvrir la période figurative de l’artiste, qui aura mené à son abstraction lyrique iconique, tout en réaffirmant que rien ne saurait remplacer l’expérience physique – et surtout pas les expos dites immersives.
Un homme pose, en buste. Il est vêtu d’un costume bordeaux, cravate rouge de circonstance. Ses cheveux sont légèrement hirsutes, ou peut-être plutôt : coiffés à la bohème. Ses lèvres sont légèrement colorées de pourpre. Sur le nez, il porte une paire de verres teintés, et c’est là le plus surprenant, le “punctum” qui, au sein de la représentation, attire le regard.
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Allure intemporelle
La toile a beau dater de 1936, les verres sont teintés de bleu, conférant au sujet de la représentation un air de John Lennon en drag totalement anachronique. Pourtant, ce tableau peint à l’huile impose le respect. Pour étonnant qu’il paraisse au premier abord, il faut encore creuser pour toucher du doigt son épais mystère.
Car c’est là, en effet, l’unique autoportrait de Rothko. Le peintre est précédé d’une telle aura qu’on ne dit même plus son nom autrement : Rothko, presque un sigle. On le prononce et on s’y croit : entouré, happé, propulsé dans une immensité ouatée aux confins de l’univers. Dans un océan sans fond à la surface duquel dérivent les rectangles ocres, marron, safran, ou encore bleus, gris et noirs.
Rothko, l’artiste des chocs esthétiques et des vocations
Marc Rothko (1903-1970) s’avance, précédé de cette approche presque mystique de la peinture expressionniste abstraite. C’est l’artiste des chocs esthétiques qui génèrent des vocations, des émotions lyriques au-delà du dicible.
Tout le monde ou presque, et c’est rare que l’on puisse en dire autant des artistes de la modernité, a vu une reproduction du peintre né en Russie, mais qui a grandi à New York dès l’enfance, la sienne et celle d’un art entrant dans la modernité. En France cependant, sa dernière rétrospective datait de 1999.
Celle-ci, alors, avait eu lieu au musée d’Art moderne de la ville de Paris. La consécration datait de cette époque, laissant son public médusé après une première tentative infructueuse de rencontre avec lui – c’était en 1962, trop tôt encore.
Une mise en espace au plus près des volontés de l’artiste
Alors, lorsque la Fondation Louis Vuitton consacre sa grande rétrospective d’automne à Rothko, c’est peu dire qu’il est attendu. Déjà, parce que Rothko est peut-être l’un des artistes majeurs qui se prêtent le moins à l’expérience par procuration.
Les champs de couleur, présentés selon la volonté de l’artiste dans la pénombre propice au recueillement, ne sauraient se prêter aux expositions immersives devenues si populaires depuis, zoomant sur tel détail, telle figure. Ici, c’est d’une ambiance et d’une rencontre dont il s’agit.
Attendu, ensuite, parce que l’équipe de commissaires a précisément veillé à ce que la présentation des quelque 115 toiles, prêtées par les grandes collections du monde entier, se fasse dans le respect des volontés de l’artiste.
Suzanne Pagé, artisane de son triomphe au MAM, et officiant désormais à la tête de la fondation, s’est assurée, pour ce commissariat, du concours de Christopher Rothko, ainsi que d’un aréopage de forces vives de la fondation – François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses.
L’art et l’architecture, symphonie totale
Cela donne, au fil des galeries, des ensembles attentifs à la reconstitution des espaces propres de perception des toiles. Au faîte de sa maîtrise, en effet, Rothko se confronte à l’architecture, pense les œuvres pour des édifices bâtis de son vivant : le Seagram Building de Ludwig Mies van der Rohe et Philip Johnson, la fameuse chapelle Rothko à Houston, signée également de ce dernier, avec l’ensemble pensé par Dominique et John de Ménil.
Mais, avant de parvenir aux ensembles de la période classique des années 1940 à la mort de l’artiste, avec notamment les muraux de Seagram venus de la Tate à Londres, ou cette ultime salle en dialogue quasi monochrome avec les sculptures de son ami Alberto Giacometti, il incombe de faire un sort à Marcus Rotkovitch.
Car Rotkovitch avant Rothko, et le Rothko figuratif des débuts, voilà peut-être l’apport historiographique majeur de l’exposition. Le parcours se veut exhaustif, parcourant toutes les périodes qui ont fait de l’artiste l’homme d’un seul système de représentation. Et l’exposition commence donc, comme une déclaration d’intention, par ce très rare autoportrait.
Rotkovitch avant Rothko : une longue maturation
On l’apprend, bien qu’on s’en doutait : pour arriver à sa formule au mutisme impeccable, il aura fallu plusieurs étapes et périodes. Surtout, Rothko n’aura pas non plus été sourd, ou isolé ou hermétique aux remous du XXe siècle, période tumultueuse s’il en est.
La jeunesse de l’artiste s’initie par la Grande Dépression de 1929. Là, durant le début de la décennie des années 1930, il peint des scènes urbaines figuratives : le métro new-yorkais, beaucoup, les quidams anonymes réduits à une épure, semblant se fondre, comme des caryatides, aux piliers des souterrains.
Puis, c’est la découverte, à New York, de l’exposition du MoMA “Fantastic Art, Dada and Surrealism” et l’exil de ses principaux représentants aux États-Unis, dans les soubresauts d’une Europe déjà inquiète. Rothko va peintre les mythes antiques, pour tenter d’exprimer le tragique nietzschéen de la condition humaine.
La peinture comme reconstruction
La guerre vient. La figuration périt. L’humanité, pour perdurer, est réduite à chercher son essence, ce qui perdure et palpite. Rothko entame son tournant vers l’abstraction en 1946, et tout est contenu dans la date : s’il est possible de peindre après Auschwitz, cela sera en traquant les possibilité internes du langage pictural, ses vibrations et ses compositions.
Rothko, donc, se trouve quand le monde occidental tente de se reconstruite. Il devient Rothko seulement au milieu de sa vie, il a déjà la quarantaine passée. Et si l’exposition ouvrait pendant la semaine de la foire, dans l’effervescence d’artistes toujours plus jeunes, elle permet aussi cela : prendre du recul, étirer le temps, distendre l’époque, s’obstiner encore.
Mark Rothko, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton à Paris.
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