Dandy désormais installé sur la côte basque, l’illustrateur s’écarte un temps de l’autofiction pour revisiter deux icônes de la bande dessinée : Blake et Mortimer. Avec “L’Art de la guerre”, scénarisé par Fromental et Bocquet, il redonne à la franchise franco-belge des couleurs pop et du second degré.
Alors que le compte à rebours avant la fin de l’année est enclenché, au rayon bande dessinée, les blockbusters s’apprêtent à tout dévorer sur leur passage. À côté des Astérix et Gaston (Lagaffe) destinés à exploiter coûte que coûte la nostalgie, un livre, L’Art de la guerre, redonne de la vitalité et de l’élégance à une franchise franco-belge quelque peu poussiéreuse.
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C’est en effet Floc’h, le plus british des illustrateurs français, qui revisite l’univers vieillot de Blake & Mortimer avec, au scénario, Jean‑Luc Fromental et José-Louis Bocquet. Cette série iconique, le Belge Edgar P. Jacobs l’a créée en 1946, et depuis la mort de ce dernier en 1987, elle a été poursuivie par une pléthore de repreneur·ses tout en étant maintenue dans le formol, étouffée par un sévère cahier des charges et un fan-club fétichiste.
Un grand styliste
Voir Floc’h s’adonner à cet exercice de la reprise pourrait dans un premier temps surprendre. Avec son compère François Rivière au scénario, il s’est en effet ingénié à révolutionner la bande dessinée en l’enrichissant de mises en abyme et de références littéraires, en retraçant les aventures et la vie de ses personnages : le critique Francis Albany et l’écrivaine Olivia Sturgess. Le cycle Albany & Sturgess s’était ainsi clos avec le documentaire sur papier Olivia Sturgess 1914-2004, incluant un catalogue de vente aux enchères, la “Collection Albany-Sturgess”, objets narratifs malmenant avec délice la frontière entre fiction et réalité.
Floc’h, ce grand styliste, s’est aussi construit sa place dans l’imaginaire collectif en signant de son discret monogramme quantité d’images marquantes par leur force d’évocation et leur épure. Cet art de la composition et son graphisme ligne claire, il les a aussi mis au service de revues classieuses (le New Yorker) et de réalisateurs comme Alain Resnais ou Nanni Moretti (pour le tout récent Vers un avenir radieux).
“Quand les gens vont au musée, ils peuvent passer un quart d’heure devant une œuvre. Mais quand je conçois une affiche de cinéma, ils ne sont pas obligés de la regarder, c’est à moi de faire ce qu’il faut pour qu’ils s’arrêtent”, explique Floc’h chez lui à Biarritz, dans son salon vert anglais, incarnation parfaite de son univers esthétique et de ses passions, avec livres, chesterfield en cuir brun, meubles edwardiens, oiseaux naturalisés et portrait de l’écrivain écossais Walter Scott.
Celui qui a voulu faire de sa vie une œuvre d’art porte aujourd’hui un costume blanc, une chemise bleue cravatée et des loafers aux pieds, impeccable alors qu’il fait 30 degrés dehors. Ces dernières années, il s’est consacré à des œuvres plus personnelles, des autofictions. Dans Une chienne de vie, sorti il y a deux ans, il mettait en scène Ophélia, son teckel à poil dur, et s’inspirait de sa découverte récente de la côte basque. “Je n’étais pas un gars très organique, et je pensais vivre à Paris jusqu’au bout. Depuis notre emménagement ici, j’ai eu des bonnes surprises. Ma femme fait un jardin délicieux en été et je suis tombé amoureux de fleurs… Les roses Pierre de Ronsard®, quel bonheur !”, s’enthousiasme-t-il.
Un monde intérieur peuplé de fantômes
À l’intérieur de cette maison en forme de folie qu’occupe le couple, le dessinateur s’est entouré de ses livres favoris, de peintures, de gravures, de statues – “Je ne pourrais pas vivre sans ma Diane de Gabies”, lance-t-il en montrant un bronze de femme drapée. S’il profite de la lumière pure et de la mer bleue toute proche – “On croirait Bora-Bora” –, Floc’h évolue davantage dans son monde intérieur, où se croisent, selon l’inspiration, les fantômes du dramaturge nobélisé Harold Pinter, du réalisateur Sacha Guitry ou de l’actrice hollywoodienne Tallulah Bankhead.
Quand il virevolte dans les rayons de ses bibliothèques, il s’adonne à ce qu’il appelle le “Floc’h-à-l’âne”, se saisissant d’un livre du photographe Philippe Halsman, riant à gorge déployée devant l’œuvre du cartooniste anglais H. M. Bateman, vantant l’absolue beauté de l’album Le Fantôme espagnol, épisode de la série Bob et Bobette où le dessinateur Willy Vandersteen les fait voyager dans le temps à travers un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien.
“Ma femme a dressé le catalogue raisonné de tout ce que j’avais dessiné. Ce n’est pas possible, je n’ai pas pu travailler autant !”
“Seule une idée impérieuse peut me pousser à soulever mon pinceau”, s’amuse celui qui, âgé de 70 ans depuis quelques semaines, revendique le goût pour la paresse. “Ma femme a dressé le catalogue raisonné de tout ce que j’avais dessiné. Quand elle m’a montré la liste, j’ai presque eu honte de moi. Ce n’est pas possible, je n’ai pas pu travailler autant !”
En 2021, en parallèle d’Une chienne de vie, il publiait un autre livre précieux et spirituel, La Femme de ma vie, hommage amoureux à son épouse Marion. “Quand vous êtes jeune, votre monde n’est pas en place, vous avez besoin de rendre hommage aux gens qui vous ont marqué. On s’essaie à l’autofiction à la fin de sa vie, quand on a des choses à raconter. Maintenant, je suis en paix parce que j’ai publié La Femme de ma vie, livre dans lequel j’ai mis tout ce que j’aime, tout ce que je suis.”
Concernant les commandes d’illustration, il continue régulièrement d’y répondre. “Là, je suis la boulangère qui, derrière son desk, donne le pain et encaisse la monnaie. Mais, concernant ma production personnelle, j’ai de grandes aspirations artistiques. Et je n’ai pas du tout le sens des choses qui sont, semble-t-il, importantes pour les autres, à savoir vendre énormément de livres. Je fais d’abord pour moi, sans penser avoir quelque chose à dire au monde… Je fais des livres parce qu’il faut me débarrasser de mes idées. Le plus important, c’est de savoir où est-ce que je m’amuse et comment je peux dire les choses qui sont au plus près de moi.”
“Je ne suis pas sur terre pour être Jacobs, c’est une aberration de mettre les habits d’un autre !”
Pendant des années, bien que marqué par la narration de Jacobs et “sa simplicité diablement efficace”, Floc’h refusait d’envisager de faire un Blake & Mortimer. “Je me disais : ‘Je ne suis pas sur terre pour être Jacobs, c’est une aberration de mettre les habits d’un autre !’ De toute façon, en général, je ne veux pas être sur des rails, je préfère les chemins de traverse.” Et pourtant, après avoir rejeté l’invitation à signer un album de la série, il a changé d’avis et a eu envie de s’attaquer au monument en péril, quitte à en saper les fondations. Il a alors appelé le scénariste Jean-Luc Fromental pour lancer le projet, puis a dicté ses règles et sa vision. “Je voulais que ça soit un vrai page turner.”
Un “page turner” en ligne de mire
Il a imposé le format – 120 pages plutôt que les 60 habituelles – afin de permettre une narration fluide, mais aussi le cadre, New York, un territoire encore inédit pour la série. “Il n’était pas question une seconde de faire évoluer les personnages en Angleterre, j’ai voulu les frotter à une vie qui ne soit pas ensuquée dans les traditions britanniques.”
Entre le capitaine Francis Blake et le professeur Philip Mortimer, Floc’h a d’ailleurs sa préférence. “Pourquoi Mortimer ? Parce qu’il est plus humain et fantasque que Blake, Blake est un militaire qui fait passer le scientifique qu’est Mortimer pour un artiste. Il est anglais, Mortimer écossais, ce qui double la rigueur de l’un et la fantaisie de l’autre.”
Dans L’Art de la guerre, intitulé ainsi d’après le traité du stratège militaire chinois Sun Tzu, Blake et Mortimer ont rendez-vous en pleine Guerre froide au siège de l’ONU pour une conférence pour la paix. L’arrestation d’un individu au Met, pris en flagrant délit de vandalisme dans la section égyptienne du musée, change les plans du duo. D’autant que l’homme, resté dans un état catatonique, n’est autre qu’Olrik, leur ennemi de toujours, apparu dès la première histoire de Blake & Mortimer – Le Secret de l’espadon (1946-1949).
“Moi, j’aime l’illusion”
“Dans les années 1990, je voulais adapter la meilleure pièce d’Harold Pinter, Trahisons. Comme ma demande n’a pas été suivie de réponse, avec Fromental, on a fait à la place Jamais deux sans trois (1991), histoire de deux hommes qui aiment la même femme. Eh bien, ici, c’est la même chose sauf que la femme, c’est Olrik !”, conclut-il avec facétie.
Dans L’Art de la guerre, on trouve aussi de vrais personnages féminins, dont l’importante doctoresse Rosalind Shapiro, une caractéristique inhabituelle pour une série longtemps figée dans son monde d’hommes. En revanche, contrairement à beaucoup de ses prédécesseur·es, Floc’h n’a pas poussé trop loin la documentation.
“Certains croient la bande dessinée meilleure avec des détails réalistes. Mais elle est comme le théâtre, un univers transposé où le faux est vrai et le vrai est faux. Trop de documentation tue la poésie, car votre histoire devient un catalogue ménager. Moi, j’aime l’illusion. Les fans de Jacobs, je serais très content de les énerver. Ce sont des gens qui préfèrent une pâle copie à un pas de côté. Je ne peux pas gaspiller mon temps précieux à me soucier des personnes incapables de penser l’abstrait.” On espère qu’il se trompe et que le public de Blake & Mortimer savourera cette fascinante échappée new-yorkaise dont certaines cases mériteraient de sortir en sérigraphie.
Une fascinante échappée
Floc’h a d’ailleurs placé des références aux peintres Norman Rockwell, Edward Hopper et Andy Warhol, inventant même pour l’occasion un Mondrian ! Mais, pour autant, il a tenu à jouer le jeu et garder l’esprit des albums de la série. Il cite Barbey d’Aurevilly : “Le dandy se joue de la règle et pourtant la respecte encore.” Il s’est assuré que cet Art de la guerre puisse être lu suivant plusieurs perspectives. “Ma génération est celle de la contre-culture, qui peut faire les choses avec du recul, de l’ironie, beaucoup plus de liberté et de légèreté.”
Livre finalement personnel même s’il est grand public, L’Art de la guerre a laissé Floc’h un temps déconcerté. “À peine l’avais-je terminé que je me demandais ce qu’il y avait de moi dedans. Quand vous faites un livre, vous êtes habité par une lucidité sur ce que vous faites et, en même temps, vous ne comprenez pas tout. Vous êtes un somnambule qu’il ne faut pas réveiller, sinon il tombe ! C’est après coup que mon thème m’est apparu : pour en finir avec la Grande-Bretagne.”
“Je n’aspire vraiment plus qu’à respirer le parfum des fleurs sur le chemin”
“Quand je suis venu à Biarritz, il y a cinq ans, c’était avant le Covid, avant le Brexit. J’avais la pleine certitude que j’y trouverais le Times, au moins le Sunday Times le week-end. Et puis, avec toutes ces avanies, le Times n’est plus arrivé ici. Pendant une seconde, je me suis dit que c’était une calamité. Puis aussitôt j’ai compris ma chance… Je n’aurai donc pas de nouvelles de Boris Johnson et de tous ces fâcheux !”
Dans la foulée du Blake & Mortimer, histoire d’enfoncer le clou du cercueil, l’idée lui est venue de réunir trente-quatre images sur sa “Grande‑Bretagne adorée qui n’existe plus” dans un coffret noir sobrement intitulé RIP Britannia. “Ce Blake & Mortimer m’a amené à vraiment enterrer l’Angleterre. À mon âge, on se fout de la postérité mais on a besoin d’ouvrir les tiroirs pour laisser les choses propres, faire le tri.” Lui qui déteste le mot “fin” et ne l’a pas placé dans son Blake & Mortimer se penche désormais sur ce qui pourrait être l’un de ses derniers projets personnels.
“La seule chose que j’aie envie de faire, c’est un livre sur la vieillesse et la mort. C’est aussi ce qui m’attend. Ma femme m’a dit : ‘Tu n’as qu’à l’appeler Fin de vie.’ Sur la première page, j’écrirai : ‘Je commence ce livre mais je ne sais même pas si je ferai la page 2.’ Parce que, oui, je peux mourir d’une seconde à l’autre… ça sera très marrant ! Si j’arrive à la fin, je dirai : ‘Eh bien, je suis toujours en vie.’ Entre-temps, j’aurai eu plein de réflexions sur ce temps unique. Mais si je ne m’attaque pas à ce livre, ça ne sera pas grave du tout. Car je n’aspire vraiment plus qu’à respirer le parfum des fleurs sur le chemin.”
L’Art de la guerre par Floc’h, Fromental et Bocquet (Dargaud/“Hors Collection Blake & Mortimer”), 128 p., 23 €. En librairie.
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