La première grande exposition en France de la peintre américaine décline une fantasmagorie à la fois médiévale, postapocalyptique et éminemment contemporaine, qui éclaire la condition humaine du XXIe siècle.
Pour la peinture, chaque nouveau progrès technique pourrait être une aubaine. La photographie l’a libérée de sa mission de reproduire le réel, l’intelligence artificielle la libère de celle de figurer l’inconscient collectif. Et pourtant, rien ne se passe : nous avons encore, et plus que jamais, une peinture platement naturaliste ou au contraire mollement onirique. On se demande donc : que peut la peinture, si tant est qu’elle se conçoive au présent ? Comment se distingue-t-elle de la cohorte d’images reproduites et générées, avec lesquelles elle doit cohabiter ? Un élément de réponse se trouve peut‑être dans la peinture de Dana Schutz.
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Depuis le début des années 2000, l’Américaine de 47 ans basée à New York pratique la déformation expressive, entre l’histoire de l’art et l’embrouillamini de la vie, entre les archétypes éternels et les situations individuelles. “C’est une peinture de mondes imaginaires qui contient des images sans être naturaliste”, introduit Anaël Pigeat, critique d’art et commissaire de l’exposition au musée d’Art moderne.
Sa manière, ses motifs
En France, sa présentation en institution est une première. Le parcours en tient compte, qui laisse parler la peinture, lui permet de prendre de l’ampleur et gomme ce que le langage explicatif pourrait avoir de simplificateur. Ici, tout se tient sur ce fil – les affects sont eux aussi mêlés, troubles, intraduisibles –, faisant jouer au coude-à-coude le grossier et le tragique, l’anecdotique et l’apocalyptique.
Au total, une quarantaine de peintures ont été réunies, auxquelles s’ajoutent une vingtaine d’œuvres graphiques et sept sculptures – une partie encore méconnue du travail de Dana Schutz, qu’elle développe au cours de la décennie actuelle. L’exposition débute par un accrochage qui condense sa manière et ses motifs.
Prenons, par exemple, la petite toile Sneeze (2001), l’une des premières que l’on rencontre. Un sujet à la fois insignifiant parce qu’universel, irreprésentable parce que trop fugace. Là, Dana Schutz nous livre une étude de buste féminin, prétexte à un pur plaisir matiériste : la touche est épaisse, grasse, par endroits pulvérulente, alors que chevelure et fluides volètent et jaillissent. Le caractère politique, on le comprend vite, est avant tout celui de la polis post‑années 2000 : le village global abandonné des dieux et des idéologies.
“Je perçois l’exposition comme une danse macabre, une farce médiévale ou une grande sarabande” Anaël Pigeat, commissaire de l’exposition
Alors, ces caractères, à l’instar de ses Face Eater (de petites études de têtes), dialoguent sans hiérarchie avec ses toiles monumentales. “Je perçois l’exposition comme une danse macabre, une farce médiévale ou une grande sarabande”, abonde la commissaire. Dans celles-ci, le dézoom n’est jamais allégorique : ce sont des visions éveillées d’un trop-plein d’images, qui régurgitent l’histoire de l’art (de Pieter Bruegel l’Ancien à Edvard Munch, et aller-retour) et ces autres images des flashs info (on croisera Bill Gates ou un TED Talk) en une bouillie crue et drue.
La différence s’y trouve : ce n’est pas l’inconscient visuel lissé de l’imagerie générée par IA de Dall-E ; demeure malgré tout l’envie de proposer à partir du présent des mythologies mineures, des récits subalternes. Plus on avance dans le temps et le parcours, plus les peintures prennent de l’ampleur. Le rythme s’emballe, la clameur devient assourdissante. Mythe de Sisyphe, tour de Babel, parabole des aveugles : comme une ritournelle, le motif se répète et s’altère.
Topologie du désastre
La topologie du désastre de Dana Schutz est instable, ses groupes ne cessant de s’élever et de s’enfler. Tout cela ne peut tenir. Fatalement, ça va craquer. Avec Mountain Group (2018), un·e peintre, un aréopage divers de divinités, d’éborgné·es et d’oiseaux dentus sont parvenu·es au sommet d’une montagne. Les échelles rudimentaires sont encore là, bien que la descente semble déjà impossible – un personnage nihiliste repousse l’une d’entre elles, comme pour hâter une fin annoncée qui pourtant n’advient pas.
Plus loin, la même scène se répète, cette fois-ci à bord d’une barque. Boat Group (2020) est l’une des toiles les plus récentes, l’une des plus opaques également, littéralement : les personnages sont lancés à voile et à vapeur sur une mer mazoutée. Et pourtant, le potache demeure, on rit du désastre, on s’agite pour rester en mouvement, car tout, chez l’artiste, vaut mieux que la neurasthénie. C’est peut-être cela, la peinture : rapiécer tant bien que mal les images du monde, tenter de faire tenir ensemble ce qui de partout s’éparpille – la perfection a beau ressortir à la technologie, le tragi-comique demeure jusqu’à nouvel ordre le propre des mortel·les.
Le Monde visible de Dana Schutz au musée d’Art moderne, Paris, jusqu’au 11 février.
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