Depuis 2015, la productrice des « Nouvelles Vagues » sur France culture, Marie Richeux, donne l’antenne à des lycéens qui réalisent et animent l’émission régulièrement. Après une semaine consacrée au thème de la séduction depuis le CDI du lycée Jacques-Decour (Paris, IX), elle revient sur cette expérience pédagogique.
Du 28 novembre au 2 décembre pour la quatrième fois Les Nouvelles Vagues se sont installées dans le CDI d’un lycée, et les émissions ont été imaginées et produites par des lycéens. Qu’est-ce que cette expérience amène à l’émission ?
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Marie Richeux – Cela varie d’année en année. Le changement de lieu, d’abord, apporte plus que ce que je croyais. Le simple fait d’emprunter un chemin différent pour venir au lycée Jacques-Decour par exemple, plutôt que de traverser Paris pour aller dans le XVIe arrondissement, à la Maison de la Radio que je connais si bien, dans un studio que je connais si bien, est grisant. On arrive dans des endroits inconnus, où la journée est scandée par des sonneries d’école, par des mômes qui viennent réviser au CDI… Ça nous déplace.
A titre personnel, cette expérience me déplace aussi, d’une autre manière. D’habitude, même si la préparation de l’émission est très collective, une fois que l’émission du jour arrive, je suis très seule. En règle générale je suis seule dans mon fonctionnement, alors que quand nous travaillons au lycée tout est explosé. J’ai l’habitude de travailler le matin pour l’après-midi, alors qu’avec les lycéens nous réfléchissons un mois et demi à l’avance lors d’ateliers préparatoires. Cela explose les champs de réflexion, et cela déplace l’enjeu de l’émission.
Il y a un enjeu à faire parler les spécialistes, mais aussi à faire circuler la parole entre les élèves, à focaliser leur attention intellectuelle, à gérer leurs différences – entre un enfant de 11 ans et demi pour Antoine et de 18 ans pour Maxime par exemple.
L’émission semble aussi plus libre, plus vivante…
Je travaille très peu à l’écrit, et ils m’emmènent vers encore plus d’oralité, de présent, d’échanges de regards… Tout est vivant à partir du moment où on est là. Ces quatre semaines – au lycée Suger de Saint-Denis et au lycée Jacques-Decour à Paris – ont accentué cela : force est de constater que la radio est de plus en plus vivante.
Je pense aussi que les lycéens déplacent les sujets dont on parle, les angles que nous abordons, et la manière dont nous le faisons. En partant de leurs questions, c’est comme si on avait à notre table toutes les semaines tous les auditeurs de France Culture et qu’on leur demandait de quoi on va parler.
Radio au lycée. Radio dessinée. @franceculture est au @CDIDecour pour une semaine de directs ! #sylvaincnudde https://t.co/ahdaHdebE1 pic.twitter.com/tks1dMGeAg
— mariericheux (@mariericheux) November 29, 2016
Était-ce une volonté de votre part de sortir de la Maison de la Radio pour vous implanter ailleurs ?
La première fois que nous l’avons fait, c’était en mars 2015, ici au lycée JacquesDecour, pour la semaine de la presse à l’école. On avait adoré. Les micros étaient ouverts, les lycéens pouvaient venir. Puis c’est devenu un projet qu’on a soumis à la direction et qu’elle a soutenu, si bien qu’elle nous permet de déplacer un studio pour nous.
Cela rejoint des préoccupations qui sont les miennes depuis longtemps, des recherches universitaires que j’avais entamées sur la place de l’art à l’école, et que je n’ai pas poursuivies. J’ai été pendant longtemps animatrice en centre de loisir, j’ai animé plein d’ateliers de parole, j’ai fait beaucoup de son avec des ados à Montreuil et porte de Bagnolet avant de faire de la radio. Ce sont donc des univers que je connais bien et qui font sens pour moi, à la croisée du service public et de l’Education nationale.
Concevez-vous aussi ces émissions comme autant de gestes pour déconstruire l’idée que des lycéens ne seraient pas légitimes à s’exprimer sur des sujets de société ?
Oui, d’ailleurs ils ne sont pas les invités de l’émission, on ne va pas les interroger, comme on le fait depuis longtemps dans des documentaires par exemple. Ils sont au micro, ils questionnent, ils sont sur un statut d’égalité en force questionnante par rapport à moi. C’est ce qui fait qu’ils déplacent concrètement les choses. Car qui a l’autorité d’interroger sur France Culture aujourd’hui ? Des gens qui sont diplômés d’écoles de journalisme, de Sciences po, qui ont fait l’ENS, des études de philosophie ou d’histoire. Ce qui veut dire qu’il y a une homogénéité sociale relative parmi eux. On parle grosso modo du même point de vue.
D’un seul coup, quand c’est Antoine – en dehors du fait qu’il a 11 ans –, qui pose la question, ou Nafissatou, ou Joddy, on passe à autre chose. L’interlocuteur est obligé de se déplacer, car les questions sont posées différemment, avec un autre langage.
L’un de vos objectifs est-il de leur donner la possibilité de contrôler un moyen de communication auquel ils ne s’identifient pas forcément ?
Complètement. A chaque fois qu’on vient dans un lycée, on commence par leur demander s’ils écoutent la radio, et s’ils connaissent France Culture. A la première question ils répondent en général qu’ils écoutent la radio occasionnellement, en voiture avec leurs parents, parfois un peu dans la cuisine, mais qu’ils ne choisissent pas. Et à la deuxième question, il est clair que pour eux France Culture est un truc nébuleux, dont parfois ils n’ont jamais entendu parler. Ou alors cela fait partie des radios des parents, ils n’ont aucun repère par rapport à ça. Dans Les Nouvelles Vagues, ils viennent donc dans une sphère où d’habitude ils ne parlent pas.
Quelle image de leur génération vous donnent-ils ?
Je trouve qu’ils renvoient quelque chose de pensant, et j’espère que ça passe à l’antenne. Une partie de notre travail, lors des ateliers préparatoires, n’est pas radiophonique : il consiste à mener un projet pédagogique à part entière. Ils sont aux manettes, réfléchissent et pensent le monde avec une énergie et une acuité qui personnellement ne me font pas tomber de ma chaise, car je n’ai jamais considéré que qui que ce soit de 15-16 ans était demeuré et n’avait rien à dire sur le monde. Mais c’est agréable.
Quand on entend la chronique de Miguel, qui a 18 ans, sur Une Ambition intime, on est frappé par son esprit critique, son recul, son autodérision… Votre émission n’est-elle pas aussi un pied de nez à ceux qui regardent de haut cette génération soi-disant dépolitisée ?
Miguel est un exemple un peu à part car il est très conscientisé, il a déjà posé plein de petites graines partout, il lit la presse, etc. C’est un individu particulier dans ce groupe. Mais d’autres ne sont pas dupes non plus. Pendant une semaine, en 2015, nous avons décliné le thème du rêve. On parlait de rêver d’un autre monde, notamment, et c’était pile pendant Nuit debout. Les questions qu’ils se posaient étaient très actuelles : Faut-il rêver d’un autre monde ? Peut-on agir pour qu’il advienne ? Et ils y répondaient parfaitement.
La semaine sur le thème de la séduction, un groupe a travaillé sur la séduction intellectuelle, on a eu plein de discussions passionnantes sur la notion de « beau geste sportif » : un entraîneur privilégie-t-il l’esthétique d’un geste ou sa performance ? Ou encore sur la notion de beau geste en littérature.
Vous coréalisez une émission par mois avec certains d’entre eux : comment cela s’est-il mis en place ?
Quand on a fait les semaines à Decour et à Suger, on sentait que les jours passants, certains lycéens gravitaient de plus en plus autour du studio, qu’ils se révélaient dans l’exercice que je leur demandais : être attentif, n’avoir rien noté, rebondir, formuler leur question à la volée, être sur de la parole spontanée… Je sentais qu’ils avaient envie de continuer. Je me suis dit que c’était dommage. Après tout, on a une radio, j’ai une liberté éditoriale totale jusqu’à preuve du contraire, pourquoi ne pas proposer à ma direction qu’une fois par mois on les retrouve, qu’on forme un pool et qu’on casse notre programmation une fois par mois pour bosser avec eux ? Maintenant notre connaissance les uns des autres nous a fait gagner en aisance, ça s’entend à l’antenne. Par exemple, Sabrina et Inès n’ont pas sourcillé quand elles ont fait leur « carte blanche » sur la drague par SMS, je n’ai rien changé, et Miguel non plus.
Est-ce que vous avez vocation à en faire des journalistes ?
Non, et c’est ce qui est bien. Miguel veut faire médecine. Icham est en prépa littéraire, Joddy n’est pas scolarisée et va passer son bac en candidat libre… Je ne suis pas arrivée à ce métier en voulant être journaliste. C’est très bien d’y arriver en voulant être journaliste, mais aussi de ne pas du tout le devenir. Les jeunes qui coréalisent l’émission ne le vivent pas comme un stage, c’est un engagement par rapport à la parole et la pensée, c’est très clair dans leur tête. C’est ce qui les intéresse : de quoi on parle, et avec qui ?
Ce qui nous anime quotidiennement dans l’équipe c’est de produire du débat, de la réflexion, de regarder le monde. Il se trouve qu’on le fait avec une audience, et ça a des conséquences, mais on est animé par autre chose que de le faire pour de l’audience. Joddy a introduit la première mensuelle en expliquant ce qu’on faisait, et elle a fini en disant : « Et puis c’est surtout que du coup, on se retrouve tous les mois ». C’est ça, travailler dans le plaisir humain.
L’exercice aurait pu leur paraître un peu scolaire, comment avez-vous contourné ce problème ?
Je ne crois pas, car la radio reste exotique pour eux. Au tout début quand je leur présente le projet, pour qu’ils visualisent, je leur dit que la radio, c’est parler d’un endroit et émettre dans un espace infini. La question de la portée de la parole et de la responsabilité que cela induit est palpable. Ils en sont très conscients.
Quel regard portez-vous sur le mea culpa des journalistes qui n’ont pas vu venir la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, ou celle de François Fillon à la primaire de la droite et du centre ?
C’est une discussion qu’on a eue en réunion le lundi matin à France Culture, après la victoire de Donald Trump et celle de François Fillon. Je pense qu’avoir cette réflexion sur « l’échec du journalisme », c’est un peu continuer à parler de nous : « Ah les médias, les élites ». Mais bon sang de bonsoir ! Même quand on dit qu’on passe à côté de la réalité, c’est encore pour se regarder, tenir un discours sur nous-mêmes. Alors que ce qui me semble important, ce n’est pas : Qu’est-ce qu’on n’a pas réussi à prévoir ? Ou qu’est-ce qu’on n’a pas senti ? C’est : De quoi ne parlons-nous pas ? Qui n’entendons-nous pas ? Qui n’allons-nous pas voir ? Avec qui ne marche-t-on pas dans la rue ? Quels sont les yeux qu’on ne croise pas, les voix qu’on n’entend pas ? Cela ne veut pas dire qu’on a un impératif d’exhaustivité. Je ne pense pas que le journalisme est censé rendre le monde dans sa totalité, et qu’ainsi le monde ira mieux. Mais je pense qu’il y a une responsabilité à regarder le monde, et à en rendre compte.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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