En 2016, le rappeur anglais de The Streets se lançait dans le plus grand projet artistique de sa carrière : un long métrage dont il gère tous les aspects, doublé d’un album éponyme, “The Darker The Shadow, The Brighter The Light”. Aujourd’hui, il publie ce film DIY et sa bande-son sculptée dans les machines électroniques. Entretien.
Il est avenant, lové dans son éternel hoodie noir, mais bel et bien crevé. Mike Skinner, tête pensante de The Streets, n’a pas choisi la voie de la simplicité, c’est vrai. Il y a sept ans, le musicien anglais s’est lancé dans l’écriture, la réalisation et la production de son premier long métrage, The Darker The Shadow, The Brighter The Light, contant les errances d’un DJ quadragénaire, qu’il incarne évidemment, dans les affres criminelles de la nuit londonienne. Un film totalement DIY, accompagné d’un album du même nom, sorte de bande originale où le rap et la culture club britannique font bon ménage. Il a tout fait tout seul, de A à Z, comment souvent depuis le début de sa carrière, celle qui a démarré en trombe avec la sortie de l’album Original Pirate Material en 2002. Un classique à part du rap anglais. Alors qu’il s’apprête à lâcher dans la nature le projet le plus chronophage et obsessionnel de sa vie, il trouve le temps de s’épancher sur son approche artistique indépendante et sur les bienfaits des obstacles surmontés.
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Il paraît que tu ne souhaites plus parler de ton premier album, Original Pirate Material. Tu en as marre qu’on te questionne dessus vingt ans plus tard, c’est presque devenu un poids ?
Mike Skinner – Je comprends que les gens veuillent m’en parler, mais je n’en ai pas très envie en effet. Pourtant, ça n’est pas non plus un poids, il ne faut pas exagérer. Il se trouve que discuter de ce que je fais aujourd’hui me paraît plus stimulant, plus intéressant, c’est tout. Ça l’est certainement moins pour beaucoup de personnes, pour toi peut-être ?
Non, au contraire, mais avoir un album majeur en tout début de carrière influence la façon dont on crée ensuite tout au long de sa vie ?
(Il réfléchit longuement) En fait, c’est une chance. Quand je pars en tournée, je chante souvent mes vieux morceaux, je ne suis pas comme Bob Dylan qui refuse catégoriquement de le faire. Mais parfois, c’est le seul sujet qui revient dans les conversations, même quand je ne suis pas là pour ça.
Tu n’es pas là pour ça, tu sors ce nouvel album, The Darker The Shadow, The Brighter The Light, et un film du même nom. Qu’est-ce qui a motivé l’autre, le cinéma ou la musique ?
J’ai d’abord pensé à une histoire, puis j’ai écrit la musique progressivement pour qu’elle s’intègre au scénario. Une fois le script terminé, je me suis mis à la recherche d’argent pour financer la suite. Ça a pris un an de plus. Mais, en 2019, il est devenu assez évident que je n’aurai aucune aide financière. J’ai donc décidé de tout faire moi-même. Tout. Ça m’a pris un temps fou, c’est très certainement la chose la plus difficile que j’aie jamais faite. Il y a eu beaucoup d’obstacles à surmonter simultanément. Pour faire un album de The Streets, il me faut généralement deux ans : un pour l’écrire et l’enregistrer, un autre pour le finaliser et le sortir. Là, on parle de sept années, d’une éternité.
Tu avais déjà réalisé des clips, quelques pubs également…
Oui, mais toujours un peu dans l’ombre. Je me disais qu’après avoir réalisé plusieurs productions, quelqu’un le remarquerait et me donnerait de l’argent pour mon long métrage. Ca ne s’est pas du tout passé comme ça.
Pourquoi selon toi ?
Parce que je n’ai jamais réalisé de film auparavant, tout le problème est là. On en revient toujours au même point : tant qu’un réalisateur n’a pas sorti de long métrage, personne ne l’en croit capable.
Est-ce que cette envie de faire un film est aussi née d’une frustration artistique, d’une impression que tu ne pouvais plus t’exprimer suffisamment via tes albums ?
Peut-être, oui. Au final, tous les musiciens ont tendance à refaire la même chanson encore et encore. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. Il y a une raison à cela : leur musique correspond à leur propre vision du monde, qu’ils mélangent à leur apprentissage musical, à leur bagage technique qui ne changent pas. Alors, naturellement ils se répètent. Changer de support d’expression devient donc une alternative, la possibilité de se renouveler presque entièrement. À mon âge (44 ans, ndlr), il faut impérativement s’atteler à des projets plus complexes. Vieillir rend moins créatif, moins rebelle, mais tu deviens alors capable de gérer des choses bien plus compliquées.
Tu te sens de moins en moins rebelle ?
Oui. Quand tu es jeune, tu penses avoir raison sur tout. Et puis, tu comprends que ça n’est pas le cas parce que tu sais plus de choses. Tu deviens plus indécis, tu doutes.
En regardant le film, on a l’impression que tu as cherché un nouveau moyen d’explorer la langue anglaise, par des formules, des expressions bien senties, un peu comme dans le rap finalement… Il y a des similitudes en termes d’écriture ?
C’est la même chose. Je n’essaie pas d’être quelqu’un de différent, j’ai envie que les spectateurs voient le film et comprennent qu’il est nourri des mêmes racines, des mêmes envies, de la même personne que ma musique. Je ne suis pas là pour désarçonner totalement mon public.
Il y a un aspect DIY évident dans le film. Le manque d’argent a-t-il fini par se transformer en démarche artistique ?
Tout, absolument tout dans ce film, a été fait par moi. Le montage, les effets spéciaux, l’écriture, la réalisation… Ça ne pouvait être que DIY. Mais j’ai tout créé dans la joie. Il n’y a rien dans ce film que je n’aie pas adoré faire. Il serait facile de regarder en arrière et d’affirmer que le manque d’argent a changé le film, a changé l’histoire racontée. Mais franchement, je crois qu’il est bien mieux comme ça parce que tout vient de mon for intérieur, rien d’autre, pas de tromperie. À l’écran, ça crève les yeux qu’il n’y a pas de fric. J’aurais aimé avoir un peu d’aide sur certains aspects, certains jours plus effrénés que les autres. Parfois, je réalisais, je filmais, je jouais, et le soir, j’allais mixer en club. Et même pendant mes dj sets, je filmais des scènes pour le film. Quand on me voit en train de mixer à l’écran, je suis vraiment en train de mixer. J’enchaînais des journées de dingues, interminables.
Ça a viré à l’obsession ?
Faire un film était une obsession dès le départ.
Lorsque tu l’as projeté sur grand écran pour la première fois, t’es-tu senti comme un nouvel artiste ? As-tu retrouvé des sensations d’il y a vingt ans ?
Oui, et ça me libère. Je n’ai aucune référence dans le cinéma, pas de filmographie, on ne peut pas me juger sur ce que j’ai fait avant. Tout ce que l’on peut dire, c’est que c’est intéressant, que c’est plutôt cool. J’ai déjà ressenti cela à la sortie d’Original Pirate Material, l’idée que ce que je vis n’est en fait que du bonus. Ça fait un bien fou.
Ton deuxième album, A Grand Don’t Come For Free (2004), était déjà très cinématographique…
Ça va même au-delà de la notion de cinématographique : j’avais d’abord écrit un scénario de film, mais je l’avais ensuite transformé en album. Il était certain que j’allais sauter le pas un jour ou l’autre, c’était inévitable. Je n’avais seulement pas conscience de la longueur et des difficultés d’un tel projet.
Tu as généré certains décors, notamment dans un casino, grâce à une IA, on le voit à l’écran…
Pourquoi s’en priver ? Quand je voulais augmenter des décors, en créer de nouveaux, c’était très utile. La façon dont les gens parlent de l’IA actuellement est toujours très négative, on se concentre sur l’idée que certains métiers vont disparaître, etc. Mais je crois que l’IA va permettre à des gens comme moi de produire des films sans dépenser des millions. Tout le monde pourra en faire. Ça n’est pas très différent de ce qui se passe dans la musique, finalement. D’un coup, tout le monde a pu enregistrer des albums, sortir des chansons. Des millions de personnes publient de la musique désormais et, que l’on voit cela positivement ou négativement, le fait est que c’est le monde dans lequel on vit, point. Le cinéma n’y échappera pas. Les graphismes conçus en temps réel sont déjà opérationnels, dans peu de temps, les films d’animation à petit budget ne seront techniquement plus si éloignés de ceux réalisés par des équipes entièrement composées de professionnels. Que ceux qui n’ont aujourd’hui pas accès aux outils technologiques puissent devenir des créatifs, je trouve ça formidable.
On a en fait l’impression que tu voulais absolument tout tester, tout essayer : les effets spéciaux, la 3D, l’IA… Ce film est aussi un laboratoire ?
J’adore ça, c’est pour cela que je me lève tous les matins, pour tester tout ce qui est nouveau, pour découvrir les dernières innovations… J’ai toujours été comme ça. Quand j’ai enregistré Original Pirate Material, tout le monde me disait qu’on ne faisait pas un album sur ordinateur, qu’il fallait le mixer chez un pro, impliquer des gens partout tout le temps… J’étais jeune, assez têtu, et j’ai dit non à tout ça. Certains pensaient que ma musique était une sorte de blague, un délire second degré, d’autres que j’étais juste taré… Mais l’album a touché le public. Depuis, cette idée me guide. Ceux qui t’expliquent comment tu devrais créer ton art ne savent généralement pas de quoi ils parlent.
Il faut apprendre, même si le rendu n’est pas parfait ? C’est le plus important ?
La perfection est une notion floue. Exemple : dans la musique aujourd’hui, il y a une sorte d’obsession pour l’analogique. Beaucoup de personnes pensent par le prisme de la nostalgie, la considèrent comme une qualité intrinsèque. Je ne suis pas du tout d’accord. Je préfère le digital. Ma musique est digitale, avec très peu d’éléments. Et plus je vieillis, moins je touche au son. Certes, ces modes, comme celle de l’analogique, ont leur importance parce qu’elles nous replongent dans notre enfance, dans un son qui convoque le souvenir, des choses très enfouies, ça nous touche profondément, dans notre intimité. Mais les nouvelles générations ont entendu d’autres sons, ont construit d’autres souvenirs. Et beaucoup sont digitaux.
Tu as appris en faisant ce film, mais as-tu appris en composant l’album qui l’accompagne ?
Beaucoup. Les musiciens ont tendance à être obsédés par les plugins, par les softwares… J’ai eu envie de me détacher de tout ça, d’être dans la simplicité, dans une forme de pureté. J’ai toujours tendu vers cette direction, sans même m’en rendre compte. Après l’enregistrement du précédent album de The Streets (Computer and Blues, sorti en 2011, ndlr), je me suis mis à mixer tous les week-ends. J’ai commencé à jouer des morceaux et à les juger par la façon dont ils sonnaient en club. Je n’avais jamais fait ça avec The Streets. Ça m’a poussé à revenir à l’essentiel de la musique, à un processus simplifié parce qu’en club, les gens entendent moins la complexité de la musique.
À l’écoute de l’album, sans le film, l’impression dominante est que tu as pris des bases rap, des débuts de morceaux dans cette esthétique, pour ensuite t’en éloigner très rapidement et radicalement…
Ça vient de la façon dont je mixe en club. Je passe beaucoup de bass music, j’ai tendance à prendre un morceau rap, puis à enchaîner avec un titre très bass juste après. Ça se ressent ensuite dans la manière dont je compose mes chansons. J’essaie de retrouver cette énergie nocturne.
L’album, inséré dans le film, ressemble un peu à une voix off, non ?
C’était le concept : créer un film musical dont la musique ferait office de voix off. Il existe des films musicaux très rap, comme Blue Story. Le rappeur est le narrateur, il narre la vie des gamins qui apparaissent à l’écran. Cette fois, je voulais que le rap soit la voix off. Il fallait donc que ce soit moi qui rappe.
Tu achèves donc une étape de ta vie extrêmement chargée. Que vas-tu faire de tes journées maintenant que tu es libéré de tout cela ?
Je pars d’abord en tournée, mais je vais surtout me reposer pendant un temps. Et puis, je finirais par me lancer dans un autre film, c’est certain. Celui-ci a été très compliqué à mener, c’est vrai. Mais je sais désormais tout faire, je sais ce dont j’ai envie ou non. J’aimerais réessayer et voir si le rendu peut être encore mieux. Et si je peux apprendre plus encore. C’est tout le principe de la vie.
Propos recueillis par Brice Miclet
The Darker The Shadow The Brighter The Light (WEA). Sortie le 13 octobre.
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