Concept en vogue, le “gaslighting”, consistant à faire taire les victimes, surgit de loin dans l’histoire, analyse Hélène Frappat dans une réflexion énergique sur les représentations des femmes dans la littérature et le cinéma.
Prendre de haut les femmes, puis les rayer de la carte. Les manipuler, puis leur briser la voix. Du “mansplaning” au “gaslighting”, la pensée féministe contemporaine capte à travers les pires attitudes masculines un glissement continu vers l’abjection. Concept en vogue, surtout depuis que Trump en a fait un motif de fierté et de discorde dans le débat public étatsunien, le “gasligthing” désigne “l’art de faire taire les femmes”, souligne Hélène Frappat dans un essai incisif sur ce vice masculiniste. Car à part expliquer de manière condescendante le monde aux femmes, tel que l’analysait Rebecca Solnit dans son essai Ces hommes qui m’expliquent la vie, des hommes voudraient aussi les effacer de la scène sociale. Il ne s’agit plus de leur expliquer la vie, il s’agit de les exclure de la vie même. Comme si en les évaporant, les hommes consolidaient leur virilisme pathétique.
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C’est en découvrant durant ses premiers émois cinéphiles le film de Georges Cukor, Gaslight (Hantise, sorti en 1944), qu’Hélène Frappat a pressenti l’enjeu philosophique de ce concept inventé à Hollywood. S’attachant au souvenir ému de ce “film-matrice” qui a pour héroïne une chanteuse (Ingrid Bergman), nièce d’une riche cantatrice morte étranglée, qui va perdre à son tour sa voix suite aux manipulations de son mari pervers, l’autrice éclaire un processus bien connu de la psychologie clinique : l’emprise latente, la perversion narcissique, l’abus mental, qui remplissent des bibliothèques entières au rayon psychanalyse.
Portrait type de la femme évaporée
Mais ce qui est nouveau dans la réflexion de l’autrice du récent Trois femmes disparaissent (Actes sud), c’est qu’elle restitue cette notion psychologique au cœur de l’histoire culturelle elle-même, pour mettre en lumière la manière dont les représentations classiques de la femme, à la fois dans la philosophie (Aristote…), la mythologie grecque (Cassandre, Antigone…), la littérature (Lewis Carroll, Henrik Ibsen…) ou le cinéma, restent associées à cette pulsion masculine de l’effacement.
Évaporée, la femme ? “Comment ? Par qui ? Pourquoi ? Et qu’est-ce qui, en elle, a été évaporé ? Sa raison ? Son intelligence ? Sa parole ? Sa crédibilité ? Sa santé ? Son corps ? Sa réalité ? Sa liberté ? Son existence ?”, se demande Hélène Frappat, dans une enquête archéologique et intime. “Privée de raison, d’intelligence, de crédibilité, de santé mentale (elle est folle), de santé physique (elle a des vapeurs), la voilà qui correspond au portrait type de la femme évaporée : “Étourdie, qui manifeste une excessive légèreté, qui se dissipe en choses frivoles.”
Résistance
Analysant avec malice des récits qui mettent en scène la volonté de réduire les femmes au silence, Frappat observe que l’usage de l’ironie demeure un outil d’émancipation sans égal, permettant de conjurer le sentiment d’humiliation. Le dénouement de Gaslight suggère lui-même “qu’avec le rire, le doute, la terreur et la honte s’évaporent”, car “le rire est la voix de la femme faite corps”. Dans le film de Cukor, le rire advient précisément quand la femme gaslightée perce à jour le scénario de son oppresseur, “au point qu’elle est capable d’en réciter toutes les répliques, et de les retourner contre leur auteur”.
De l’évaporation à l’émancipation, le féminisme contemporain affûte ainsi ses propres outils de résistance, tel un art joyeux déstabilisant l’art pervers de les faire taire.
Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes de Hélène Frappat (Éditions de l’Observatoire, collection La relève) 284 p, 21 euros. En librairie le 11 octobre.
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