Spécialisée dans les questions de genre et de racisme, la philosophe Elsa Dorlin pense aussi la danse contemporaine, qu’elle envisage notamment comme une manière d’aborder les rapports de pouvoir.
Invitée du festival actoral, elle y donnera une conférence et poursuivra son compagnonnage avec l’artiste Dorothée Munyaneza.
Quelle relation entretenez-vous avec l’artiste Dorothée Munyaneza, qui présente au cours de cette édition Toi, moi,Tituba…?
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Elsa Dorlin : “Prendre le contre-pied du discours officiel sur le féminisme — Nous nous sommes rencontrées à la Fondation Camargo puis retrouvées à l’occasion de l’ADN Dance Living Lab, organisé par Chaillot en 2021. Le principe de l’événement tient en la rencontre d’un·e chorégraphe et d’un·e universitaire ou intellectuel·le. Dorothée m’a sollicitée parce qu’elle connaissait mon travail, notamment Se défendre – Une philosophie de la violence [La Découverte, 2017], et mes recherches sur la philosophie du corps et de l’histoire d’un point de vue politique et critique. Je lui ai proposé un texte, “Moi, toi, nous…:Tituba ou l’ontologie de la trace”, que j’ai écrit pour la revue Yale French Studies, autour du roman Moi,Tituba sorcière… de l’autrice Maryse Condé, sur la question des traces laissées par les disparu·es, qui hantent nos généalogies familiales, sur l’histoire des vaincu·es, des fantômes qui gisent dans l’archive de l’esclavage. À partir de nos échanges, Dorothée a proposé
une création de 4 minutes 50 d’une rare puissance. Au festival, elle présentera une pièce qui déploie cette première restitution et j’interviendrai également en écho.
De quelle façon avez-vous retrouvé votre texte sur scène ? Comment s’est effectué le passage du politique à l’esthétique?
Toute forme esthétique, toute création est politique. Au fil de mon travail, j’envisage le corps comme une archive vivante. Dans Se défendre, j’essaie de montrer à une échelle infrapolitique comment un geste, un mouvement récapitule les résistances et les révolutions passées ; comment les danses afro-caribéennes, par exemple, constituent cette archive charnelle des soulèvements des esclaves. Le travail
de Dorothée résonne pleinement avec ma démarche, et je suis très honorée et heureuse de ce précieux compagnonnage.
Qu’est-ce que la danse peut apporter à la philosophie ?
La danse et le chant travaillent sur la présence et modifient radicalement la façon dont les êtres, les mémoires, les vies apparaissent, nous touchent ou demeurent invisibles ou inaudibles. Ils instituent d’autres coordonnées de sens, d’affect, ils ouvrent d’autres chemins de compréhension du réel, des corps, d’autres manières de penser les rapports de pouvoir et les résistances qui y survivent. C’est très différent d’un texte de philosophie un peu froid, mort… La danse a quelque chose de particulièrement violent et vital, j’y vois une forme d’exposition extrême, radicale. Dans son travail, Dorothée fait tomber la notion de spectateur·rice, nul·le n’est épargné·e.
Vous travaillez aussi depuis une vingtaine d’années sur la question du genre. Celle-ci infuse aujourd’hui le spectacle vivant. Comment voyez-vous cette évolution ?
Le travail marginalisé et souterrain effectué depuis longtemps par les artistes féministes n’a pas infusé, il s’est imposé de haute lutte. Le champ de l’art est profondément traversé par le sexisme et le racisme, les inégalités économiques. Dans le spectacle vivant, l’institution demeure normative et discriminante. Le champ chorégraphique, en particulier, est un espace d’exposition à la violence – physique, morale, sexuelle – pour les corps et pour les danseuses en premier lieu. La précarité des conditions de travail, d’accès aux droits sociaux, la dépendance à un·e chorégraphe, au système des subventions… tendent à reproduire des rapports de domination sous couvert de distinction et de mérite esthétiques.
Si la question du genre est désormais au cœur des enjeux artistiques, on assiste en même temps à une extrême droitisation de certaines politiques culturelles. Comme en témoigne l’annulation de spectacles, de subventions, le saccage de tableaux… Certain·es parlent de “guerre culturelle” pour désigner cette opposition. Qu’en pensez-vous ?
Qui emploie ce terme ?
Une partie de la droite. Et l’extrême droite.
C’est ça… Je refuse de réfléchir à partir d’une catégorie qui m’est imposée par la droite et l’extrême droite. Je préférerais parler de “lutte idéologique” pour désigner des politiques nationalistes, néoconservatrices effectivement bien réelles. Ce qui se déroule dans le champ de l’art n’est pas très différent de ce qui advient dans la société dans son ensemble. On nomme ça “backlash” : une réaction, une répression culturelle, politique et financière qui vise à endiguer les formes de contestation, de critique, de résistance dans un cadre anesthésiant. Un ordre visant à se maintenir ou s’imposer comme innocent, tolérant ou juste. On assiste à un retournement des termes de la relation de violence. Les féministes, les mouvements décoloniaux, les écoterroristes et les gauchistes seraient désormais les responsables d’une soi-disant censure, de la violence… Or, le réel enjeu, c’est la perpétuation des inégalités, qui passe aussi par l’attribution des budgets, des subventions. Ce sont les attaques répétées contre le statut des intermittent·es du spectacle, c’est l’accès aux postes de pouvoir, les institutions culturelles, ce sont les dispositifs pour faire taire les victimes de violences sexuelles. La censure s’opère de cette façon-là, essentiellement.
De quel côté penche la lutte idéologique ?
Du mauvais côté. Je ne suis pas la seule à le dire… Les budgets stagnent, quand ils ne sont pas réduits drastiquement. On vit une époque de régression, sans aucun doute. En même temps, l’adhésion à ce système est fissurée, minée de partout et les scènes artistiques donnent corps aux soulèvements. Je pense à cette phrase de Fredric Jameson : “Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.” Peut-être que les processus en cours de repolitisation de l’art, en dépit des politiques qui le mettent à l’agonie, participent à changer la donne.
Toi, moi, Tituba…, direction artistique et interprétation Dorothée Munyaneza/ Compagnie Kadidi, d’après Elsa Dorlin, le 4 octobre à 19 h et le 5 octobre à 21 h, à Montévidéo.
Carte blanche à Elsa Dorlin le 6 octobre à 19 h, à Montévidéo.
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