“Triste tigre”, “La Prochaine fois que tu mordras la poussière”… Les livres de la rentrée littéraire en tête des ventes ont un point commun : ils parlent de souffrance. Souffrir suffirait-il à faire de la littérature ?
Le texte de Neige Sinno, Triste tigre (POL), pour nous la grande révélation de cette rentrée, se retrouve en tête des ventes de livres. Et quand ce n’est pas elle, c’est celui du jeune comédien Panayotis Pascot, La Prochaine fois que tu mordras la poussière (Stock), qui atteint la première place. On se réjouit de voir deux nouveaux venus dans le monde éditorial sauter toutes les cases du (parfois) cruel jeu de l’oie qu’est une rentrée littéraire, passer devant tous les poids lourds et s’alterner à la place de numéro 1.
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Qu’on se rassure quand même, la reine des ventes, Amélie Nothomb, n’est pas très loin derrière eux, de même que le forcément best-seller Sorj Chalandon. Si leurs livres sont tous radicalement différents, ils ont pourtant un point commun : ils parlent de souffrance, la leur, de façon directe ou indirecte. Parler d’une blessure ou de violences subies, de son état de victime, de ce que cela a fait de sa vie et de comment – peut-être – ils ont vécu avec, c’est ce qui semble intéresser les lecteur·ices cette année. D’accord, mais ils et elles en font quoi, littérairement, de cette souffrance ? Souffrir suffirait à faire de la littérature ?
Au cœur du très touchant Psychopompe (Albin Michel), dédié à la passion de Nothomb pour les oiseaux, éclose durant son enfance passée au Bangladesh, se cache un monstre marin : les “mains de la mer”, celles de quatre hommes qui la violèrent dans la mer quand elle avait douze ans. Cela fait seulement deux pages et cette brièveté, ce refus de tout style victimaire le long du livre, rendent ces pages encore plus puissantes, marquantes d’horreur. Sorj Chalandon signe L’Enragé (Grasset) un roman autour d’enfants maltraités dans un centre d’éducation surveillée à Belle-Île-en-Mer, et fait le parallèle entre le jeune héros “battu” du livre et lui-même. C’est classique voire académique, et, franchement, ça nous tombe des mains.
Le texte de Neige Sinno s’élève loin au-dessus de son thème
Le vrai match se joue, de toute façon, entre Sinno et Pascot. Chronique d’un succès annoncé dès juillet parce que “vu à la télé”, le jeune comédien a vu son livre cartonner depuis sa sortie fin août : le récit “coup de poing” de sa haine pour son père, de son homosexualité qu’il a du mal à assumer, et de la dépression qui s’en suit. Sauf que c’est bancal : on ne comprend jamais vraiment pourquoi le père est montré comme néfaste, et pourquoi dès lors le fils pose en victime, ni pourquoi la mère n’apparaît qu’à la fin. Malgré des passages intéressants, son ton plaintif teinté d’auto-apitoiement l’affaiblit littérairement : il tourne en boucle sur lui-même dans un livre-thérapie, qui lorgne sur Guillaume Dustan et Constance Debré sans parvenir à leur radicalité.
À côté, Neige Sinno, vraie victime de son beau-père, violée de l’âge de sept à quatorze ans, refuse tout ton victimaire, toute plainte, pour s’approprier ce qui lui est arrivé, et ce qui arrive trop souvent dans les familles, et faire de son expérience et de son “je” les lieux d’une réflexion à la fois particulière et collective sur la nature du mal. Son texte s’élève loin au-dessus de son thème : Triste tigre n’est pas le simple reflet d’une souffrance, la chronique d’un mal-être, d’une psyché jouée par les autres, mais le projet pensé, réfléchi, construit, bref écrit, d’un sujet qui ne veut plus être objet, qui se réapproprie la violence imposée et la souffrance subie, pour en devenir le maître et plus la chose instrumentalisée par un autre. Sans jamais sombrer dans le pathos (contrairement à Pascot, ou Chalandon), pour ne pas instrumentaliser les autres non plus.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 5 octobre. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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