Avec leur explosif nouvel album, les Anglais d’Archive retrouvent la dinguerie de leurs débuts. Ce monstre indéfini est selon eux un “disque d’amour” : qu’est-ce que ça donnera quand ils s’occuperont de la haine ! Rencontre, critique et écoute.
En 1996, la première fois qu’on avait rencontré Archive, le groupe sortait traumatisé de sa cave du quartier londonien de Clapham, les yeux écarquillés et le verbe lourd. Il s’était cramé à la tâche en enregistrant Londinium, chef-d’oeuvre de trip-hop toxique, oxydé, excédé : une des pierres noires d’un son qui, de Portishead à Massive Attack, allait tétaniser les années 90, les ankyloser dans l’hébétude et la torpeur. Le groupe, tiraillé par les haines, les jalousies et les drames, nous annonçait alors sa séparation. Ça ne sera pas la dernière fois.
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Car Archive est un groupe qui s’est religieusement, consciencieusement sabordé après chaque album, certain qu’il n’aurait plus jamais la force d’affronter de tels chantiers, de tels chaos. Un groupe qui, pourtant, a systématiquement renoncé à son accablement pour renaître, retenter, remonter au front, malgré l’effroi de la page blanche. “Il nous a fallu longtemps, murmure le doux colosse Darius Keeler, pour réaliser qu’Archive ne serait jamais un groupe, mais seulement Danny et moi, avec un collectif qui gravite autour, où chacun connaît sa place et son rôle.”
Quand on retrouve Darius Keeler et Danny Griffiths dans l’appartement de ce dernier, proche du front de mer de Brighton, on est estomaqués : ces deux garçons, que l’on avait longtemps connus boules de tension et d’anxiété, semblent avoir déniché avec l’âge et l’expérience une curieuse sérénité. Une plénitude inversement proportionnelle à la musique tordue, monstrueuse et azimutée de leur nouvel album, With Us Until You’re Dead. “C’est pourtant un album d’amour”, jure Darius. Visiblement, comme pour toute chose, l’amour est compliqué, intense et grave pour Archive, même s’il est loin le temps (album Noise, 2004) où les Anglais hurlaient “Fuck you” comme on crève un abcès à la hâche rouillée. Darius a beau évoquer sa vie de couple épanouie à Paris, on sent que les démons et obsessions l’ont suivi en France. “Le seul moment où je suis pleinement heureux, c’est quand je compose, admet-il. C’est ce qui me garde en vie, j’en chiale… La musique, c’est ma façon d’échapper à la réalité.”
La réalité est effectivement loin derrière cet album possédé. Le son (implosif et halluciné), les rythmes (tribaux et affolés) et l’écriture (illimitée) de With Us Until You’re Dead le prouvent : au lieu de papillonner, de se disperser, de traquer comme autrefois un possible futur tous azimuts, Archive semble, depuis Lights en 2006, s’être stabilisé, creusant plus profondément, salement, obsessivement son sillon. Un champ de mines que le groupe traverse têtu, sûr de son cap, ignorant toute futilité, toute facilité. Darius : “Comme on ne réfléchissait jamais à long terme, certains qu’il n’y avait pas d’avenir, chaque album était totalement différent du précédent, il n’y avait aucune continuité. Mais sur les trois derniers albums, on a une direction, une confiance, on progresse enfin.”
Du rock qui fait des progrès : voici une alternative joyeuse à l’étiquette “rock progressif” qu’on a un peu vite collée à ces chansons difformes, déconstruites, évolutives, comme si, de Radiohead à Archive, l’évasion du train-train couplet/ refrain était un crime d’outrecuidance, de grandiloquence. “La pop est devenue tellement réactionnaire, grimace Darius. Mais nous l’adorons pour ses possibles : regardez Kate Bush, Bowie, les Beach Boys… De toute façon, nous ne sommes pas assez bons musiciens pour jouer du progrock, nous n’avons pas assez de doigts (rires). Contrairement à ce qu’on croit, nous ne sommes pas des maniaques de studio. Beaucoup de choses restent improvisées, nous gardons souvent la première prise, les accidents.”
Dans les rues de Brighton, personne n’arrête ou ne regarde Archive : assez rare pour un groupe qui, de France en Allemagne, vend des disques par centaines de milliers et remplit des Zénith ou même des stades. Il y a une raison simple à ça : depuis des années, leurs disques ne sortent même plus en Angleterre, où le groupe n’a donné aucun concert depuis huit ans. “C’est le luxe : je mène une existence normale, je vais au pub et mes factures sont payées, ricane Danny. Mais c’est presque une double vie, ça me déprime quand je rentre de tournées dingues et que je me retrouve seul, anonyme, à faire des mots croisés…” “Cette fois, pourtant, continue Darius, même si je sais à quel point ce marché est artificiel et frivole, je voudrais vendre des disques en Angleterre. Comme une petite revanche personnelle, pour mon ego, pour appartenir à la meilleure scène pop du monde – pas pour l’argent.”
Le groupe est même suffisamment à l’aise financièrement pour avoir abandonné de possibles poursuites contre un groupe de rap américain qui avait intégralement samplé sa chanson Nothing Else sur un titre vendu à plus d’un million d’exemplaires. “C’était de furieux gangsta-rappeurs, on a préféré laisser tomber en voyant leur photo !”
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