Au cœur du film de Cédric Kahn, en salles ce mercredi, retour sur le parcours hors norme du sulfureux Pierre Goldman.
C’est une figure à haut potentiel inflammable qu’on ne pensait pas vraiment voir redéployée au cœur du champ culturel français : Pierre Goldman. Bandit et révolutionnaire condamné pour un double meurtre, puis acquitté, avant d’être assassiné à la fin des années 1970, il est aussi l’auteur d’une œuvre littéraire au souffle aussi féroce que bouleversant sur la judéité et l’injustice dont il déclare avoir été frappé.
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Convoqué dans deux œuvres marquantes de cette rentrée, il est d’un côté, au centre, dans le film Le Procès Goldman réalisé par Cédric Kahn et, de l’autre, à la périphérie d’un essai d’Ivan Jablonka sur Jean-Jacques Goldman, le demi-frère de Pierre.
Entre éléments biographiques, commentaires des deux auteurs, et fragments écrits par Pierre Goldman lui-même, voici une tentative en cinq points de décrypter le mystère de l’activiste d’extrême gauche.
La famille Goldman
Né en 1944 à Lyon de parents résistants polonais ayant immigré en France durant l’entre-deux-guerres, Pierre Goldman grandit dans la tradition communiste et juive de sa famille. Alors que le couple se sépare à la libération, la mère de Pierre, Janine Sochaczewska, retourne en Pologne tandis que son père, Alter Goldman, refuse de fouler de nouveau les terres d’un pays qui a vu l’extermination de tant de Juifs et qui est désormais sous gouvernance stalinienne.
En 1949, le patriarche reprend la garde du petit garçon, avec sa nouvelle épouse, Ruth Ambrunn. De cette nouvelle union, naît notamment Jean-Jacques, en 1951. Après avoir fui le service militaire, puis une tentative ratée de rejoindre la révolution latino-américaine, Pierre part rejoindre sa mère, qu’il n’a pas vue depuis cinq ans, en Pologne. Ses recherches sont vaines. Il ne retrouvera jamais sa trace.
Au sujet de cette figure maternelle disparue, Cédric Kahn voit une tentative de décryptage pour comprendre le parcours de Pierre : “Si son père et sa belle-mère sont des Juifs assimilés, ce n’est pas le cas de sa mère biologique, qui est, au contraire, une Juive rebelle. Je crois que pour Pierre Goldman, elle reste la grande figure inégalable. Comme il a été séparé d’elle très tôt, c’est un personnage très mystérieux, très mythique dans son imaginaire. Je pense que, plus que tout, il voulait être digne de sa mère.” En 1968, Pierre parvient finalement à rejoindre la guérilla vénézuélienne pendant quatorze mois au sein d’un groupe armé dont il a fait connaissance lors d’un précédent voyage à Cuba.
Le double meurtre de la pharmacie du boulevard Richard-Lenoir
Le 19 décembre 1969, deux pharmaciennes, Simone Delaunay et Jeanne Aubert, sont abattues et un client est grièvement blessé lors d’un braquage sur le boulevard Richard-Lenoir. Cet évènement survient simultanément avec l’entrée dans le banditisme de Pierre qui, fort de ses expériences au Venezuela, souhaitent importer ses modes d’action en France. En décembre 1969 à janvier 1970, il avoue organiser plusieurs hold-up, dont un sur une pharmacie.
Suite à l’assassinat du boulevard Richard-Lenoir, la police remarque plusieurs concordances et observe un mode opératoire semblable avec le vol à main armée commis quelques jours plus tôt dans une pharmacie. L’enquête remonte petit à petit la piste de Pierre Goldman, et il est arrêté, le 8 avril 1970, pour le meurtre des deux pharmaciennes.
Après plus de quatre ans et demi de détention préventive, et à l’issue d’un procès au déroulement douteux et sur fond d’antisémitisme, Pierre Goldman est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. C’est là qu’il rédige un écrit foudroyant : Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, où il raconte ses origines et argumente minutieusement son innocence du double meurtre. Au printemps 1976, s’ouvre un second procès après l’annulation du premier obtenu en cassation en novembre 1975.
Le second procès
Lorsque l’on interroge Cédric Kahn sur la genèse de son film, il déclare que tout vient de la lecture du livre de Goldman. “Ce qui me marque dans sa langue, c’est son brio, son originalité, sa transversalité – c’est-à-dire qu’il n’est jamais attendu dans ses réponses – son goût pour la provocation et aussi ses ambiguïtés. C’est sa parole et sa dialectique qui m’intéressent. Alors je me suis interrogé : c’est quoi le grand moment de Goldman ? C’est son procès, c’est son acquittement.”
Soutenu par toute une partie de la gauche intellectuelle de l’époque (de Sartre et Beauvoir à Simone Signoret, en passant par Maxime Forestier, qui lui rend hommage en 1975 dans la chanson La Vie d’un homme) et par son avocat Maître Kiejman, qui souligne toutes les contradictions qui n’ont pas été pointées lors du premier procès, Goldman s’adonne à un véritable show à la cour d’assises pour démontrer dans une langue aussi furieusement provocatrice qu’imparable, la logique discriminatoire de la justice française. Le 4 mai 1976, il est reconnu coupable des trois agressions avouées et acquitté du crime du boulevard Richard-Lenoir. Bénéficiant d’une mesure de liberté conditionnelle, il sort de prison cinq mois plus tard.
Pierre et Jean-Jacques
Ayant eu accès au dossier d’instruction de Pierre Goldman, Ivan Jablonka relate avoir lu une lettre envoyée de prison à sa demi-sœur Évelyne dans laquelle il évoque Jean-Jacques. “Il y avait une certaine tendresse entre eux, ou en tout cas, un esprit de fratrie.”
Selon l’historien, ce qui rend cette famille si intéressante vient de ses dissonances politiques : “Pierre et Jean-Jacques incarnent encore aujourd’hui des paradigmes pour deux gauches françaises. D’une certaine manière, les luttes fratricides entre ces gauches passent à travers la famille Goldman. Là où Jean-Jacques est resté le symbole d’une gauche sociale-démocrate, morale et pragmatique, attachée aux droits de l’homme, à la modernisation de l’économie française et à la société civile beaucoup plus qu’à l’État, en face, Pierre est le défenseur d’une gauche radicale, qui incarne la pureté révolutionnaire contre le capitalisme, la bourgeoisie et ses dérives.”
Si les parcours et les idéaux de Pierre et Jean-Jacques s’opposent diamétralement, autant politiquement que dans leur rapport à la judéité (lorsque le premier se place en martyre, alors que le second le refuse et choisit l’assimilation), les deux figures racontent, chacune à leur manière, leur identité d’enfants de la Shoah, ce désir d’ailleurs produit par le déracinement.
“Il y a dans le répertoire de Jean-Jacques Goldman cet attachement aux chants des départs, aux chansons de l’exil. Comme Abraham, il est toujours sur les routes du déracinement. Ces chansons sont une réflexion sur la vie en diaspora, cette tension entre la singularité et la ressemblance.” décrit Ivan Jablonka. Le déracinement chez Pierre Goldman, le réalisateur Cédric Kahn l’explique autrement : “C’est le problème de l’idéal et de la radicalité, ça émet toujours une rupture avec le réel. Ce que je ressens de Goldman, c’est que c’est quelqu’un qui vit dans une forme de romanesque, de fiction. Et le réel est difficile pour les idéalistes.”
L’étranger
Lorsque l’on interroge Ivan Jablonka sur l’éventuelle trace de Pierre Goldman dans les chansons de son demi-frère Jean-Jacques, l’historien s’y invite tout en relevant la fragilité d’une telle exégèse. “Dans la chanson Bienvenue sur mon boulevard, lorsque le chanteur évoque ‘Des révolutionnaires qui voulaient remplacer / Les méfaits de leurs pères par leurs propres excès’ on pourrait l’envisager comme une réflexion lointaine sur le parcours de son demi-frère.” L’auteur évoque également une autre chanson des années 1980, Ton autre chemin : “C’est une chanson qui évoque le parcours parallèle puis l’éloignement de deux garçons. Le texte n’explicite pas clairement si il évoque deux amis ou deux frères, mais ils sont en train de s’éloigner et ils vont se séparer. D’ailleurs, ‘ton autre chemin’ ça veut dire que l’un des deux a bifurqué.”
Une bifurcation perpétuelle, c’est un mot éclairant pour décrire la trajectoire complexe et sinueuse de Pierre Goldman, un homme qui n’a jamais semblé se sentir vraiment à sa place jusqu’au dernier instant de sa vie. Dans un entretien accordé au Monde et publié dix jours après son assassinat en 1979, revendiqué par le groupuscule d’extrême droite Honneur de la Police, l’écrivain répondait ainsi à la question “Vous vous sentez étranger partout ?” : “Ah oui ! Mais je me sens étranger aussi parmi les Juifs. C’est métaphysique. J’ai plusieurs niveaux d’extraterritorialité’.(…) Je sais que ni le couple, ni la famille, ni la patrie, ni la musique que j’aime, ni aucun peuple ne me sauvera du fait d’être une personne, c’est-à-dire du fait que, quand je serai mort, je serai mort.”
Le Procès Goldman de Cédric Kahn, avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Jeremy Lewin (Fr., 2023, 1 h 54). En salle le 27 septembre 2023.
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