L’exposition du prix dédié à la jeune création fait la part belle à l’éclectisme et se refuse à poursuivre une tendance, un médium, une esthétique. Autour de la thématique des fantômes, mais des fantômes anti-occidentaux, l’édition convainc par sa sélection et sa mise en espace.
Dans le monde de l’art, c’est devenu presque un cliché. Depuis plus d’une décennie, on ne compte plus les expositions et les textes critiques qui le citent, l’insèrent en note de bas de page, s’y réfèrent en titre. Ghost Dance : ce film expérimental des années 1980, resté relativement confidentiel, jusqu’à ce que YouTube, les mèmes et le mimétisme d’un milieu quelque peu autocentré fasse des siennes.
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Une histoire de fantômes donc, où l’actrice Pascale Ogier joue Pascale, et Jacques Derrida, lui-même. Mémoire, passé, revenants : on s’en doute, les thèmes ont l’évidence qui les rend aisément appropriables et recontextualisables. La dernière itération en date de cette réaction en chaîne provient du 24e prix Fondation Pernod Ricard, qui, tous les ans, réunit les jeunes artistes basé·es en France autour d’un constat d’époque, et d’une idée directrice ou d’un esprit du temps.
La particularité de ce prix-là, parmi les nombreux qui émaillent la rentrée artistique, est de faire la part belle à un·e commissaire, qui propose également sa vision de la conception d’une exposition, à partir, autour et avec les artistes sélectionné·es. Cette année, il s’agit de Fernanda Brenner, basée à São Paolo, qui aura donc choisi ce titre qui, malgré sa référence évidente, dit surtout très peu : Do You Believe In Ghosts ? [croyez-vous aux fantômes ?], le passage le plus samplé du film.
Fantômes de tous les pays, unissez-vous !
Dans le texte introductif, Fernanda Brenner s’en explique : si une grande partie participe du verbiage obligé (anti-dualismes tous azimuts, échec du langage et faillite des systèmes dominants), on en retient avant tout la relativité même de ces fantômes : le fantôme n’est pas le même selon les contextes, il serait même suspecté d’être occidental malgré son évidente évanescence. La démonstration est pertinente : la rationalité, après tout, est éminemment cartésienne.
Alors, dans l’espace, le résultat est à l’antithèse des éléments langagiers – dispensables. Autant le dire d’emblée, c’est l’une des plus belles éditions du prix depuis de nombreuses années. Il y a six artistes sélectionné·es : Pol Taburet, Ethan Assouline, Sophie Bonnet-Pourpet, Anne Bourse, Eden Tinto Collins et Ana Vaz. La plupart – sauf, peut-être, la plus discrète, Sophie Bonnet-Pourpet que l’on espère voir montrée à nouveau – sont déjà des noms identifiés. Ils et elles le sont néanmoins dans des scènes de l’art qui coexistent sans forcément se croiser : les fondations privées, les Fracs et les project-space.
La sélection joue d’un éclectisme heureux. Le prix fait habituellement la part belle aux pratiques dans l’espace, c’est le cas cette année de trois des artistes, tout en incluant deux vidéastes et un peintre. À vrai dire, les discussions sur le retour de tel ou tel médium importent peu : chaque artiste prend ses aises, développe un propos, une sensibilité, une tonalité. De même, l’impression qui demeure est que le marronnier de ce film-là aura surtout servi à développer une pensée en acte, une mise en espace respectueuse des particularités de chacun·e – cela n’aura pas toujours été le cas lors du prix, terrain d’expression d’une certaine génération de curateurs-artistes.
Coexister, hors des ornières algorithmiques
Il demeure plus difficile qu’à l’accoutumée, pour la critique tout autant, de tenter de tirer un constat surplombant de la proposition. Pas de “vibes” ou d’“aesthetic” qu’affectionnent tant les réseaux sociaux, ainsi que l’aura théorisé le critique Kyle Chayka à propos de TikTok notamment. Non, de la matérialité, ambiguë et retorse comme le sont les œuvres qui se déploient dans l’espace, autour desquelles on tourne, devant lesquelles on s’assoit, ou qui intiment de se baisser : tout sauf la simplification algorithmique.
Chaque artiste convainc et coexiste, hors des tendances dominantes et des récits majoritaires. Reste que deux artistes et ensembles tirent leur épingle du lot, en matérialisant à leur façon les structures de pouvoir de plus en plus évanescentes – un paradoxe, pour qui s’en tiendrait uniquement à l’intitulé. Le premier, Ethan Assouline, présente un ensemble de onze chaises pour enfant en bois – des “sculptures-commentaires” –, dont chacune sert de socle anti-monumental à un assemblage d’objets, souvent augmentés de bribes de textes, issus d’une urbanité sans qualité.
“Peut-on parler de choses violentes avec des choses décoratives mignonnes ? J’ai voulu forcer des choses ensemble pour voir ce que ça peut raconter”, lance-t-il lors de la visite de presse, à propos d’une version douce-amère des musées précaires d’un prédécesseur, Thomas Hirschhorn catapulté à l’ère du capitalisme affectif. La deuxième, Sophie Bonnet-Pourpet, use d’une stratégie sculpturale antithétique pour donner corps à son sujet de recherche et d’expérimentation.
Soit une installation composée de quatre monolithes noirs comme la nuit, percés de grilles laissant entrevoir divers objets en leurs ventres, conçue autour de la recherche d’un sommeil pré-industriel, et d’un biorythme biphasique, avant que le fameux capitalisme 24/7 théorisé par Jonathan Crary ne modifie les habitudes. “Le sommeil est un produit sociétal et non pas naturel”, explique l’artiste, qui aura créé une communauté d’éveillés asynchrones.
Do You Believe In Ghosts ? 24e prix Fondation Pernod Ricard, jusqu’au 28 octobre à la Fondation Pernod Ricard à Paris
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