L’artiste russe signe sa première création à l’Opéra de Paris. Après deux ans d’assignation à résidence à Moscou et un procès où il est finalement condamné à une peine de prison avec sursis, le metteur en scène et cinéaste a retrouvé sa liberté de mouvement en mars dernier et a décidé de s’installer à Berlin. Avec “Lohengrin” de Wagner, il évoque la guerre en écho de l’invasion russe en Ukraine.
C’est votre première création à l’Opéra national de Paris, qu’est-ce que ça représente pour vous ?
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Kirill Serebrennikov – L’opéra Bastille est un théâtre immense, une machine très complexe, c’est passionnant. J’y rencontre des gens extraordinaires. Le maestro Alexander Soddy est formidable et le travail avec les artistes se déroule à merveille. Mais, à quinze jours de la première, personne ne peut dire encore où cela va nous mener. La création d’un spectacle est toujours un pari très risqué. Est-ce que ça va plaire et est-ce qu’on va réussir ou pas ?
À travers Lohengrin vous poursuivez un parcours dans l’œuvre de Richard Wagner initié en 2021 au Staatsoper de Vienne avec Parsifal, opéra que vous qualifiez, comme dans les sagas hollywoodiennes, de “prequel”.
C’est effectivement le cas. Composé vingt ans plus tard, Parsifal raconte une histoire qui précède celle de Lohengrin. Avec ses compositions, Wagner a créé une mythologie. Je crois que pour expliquer aux gens à quoi peut ressembler l’opéra contemporain, il est important d’utiliser des termes compris par tout le monde, même s’ils se réfèrent à un vocabulaire cinématographique d’aujourd’hui. Au vu du nombre de personnes impliquées dans la production, pour moi, la création d’un opéra de Wagner ressemble beaucoup au travail sur un long métrage.
Vous rapprochez les personnages de Wagner de ceux des franchises Matrix et Marvel. Pourquoi dites-vous vouloir monter l’opéra comme un blockbuster ?
Vous pensez que dire ça, c’est manquer de respect au prestige de l’opéra ? J’ai envie que le grand public tout comme le jeune public aient le désir d’aller à l’opéra comme ils vont voir des blockbusters au cinéma. Le lyrique ne doit pas être un art réservé aux initiés et aux spécialistes. Il est important de renouveler les spectateurs de l’opéra et la manière dont on le présente au public… Parce que l’opéra mondial est un fait unique et il est de notre responsabilité de le sauvegarder.
Dans la fable, Lohengrin est un chevalier divin conduit par un cygne. Il accepte de protéger une jeune femme accusée de meurtre à la condition qu’elle ne lui demande jamais son nom. Trahir cet engagement face à un sauveur qui impose une confiance aveugle est au cœur du drame.
Une fille va se marier, mais elle n’a pas le droit de savoir le nom de son protecteur alors qu’elle va se lier à lui pour la vie. On essaie de questionner ce postulat de départ pour y voir plus clair.
Vous avez quitté votre pays au moment de l’offensive contre l’Ukraine, qui marque le début d’une guerre dont il est interdit en Russie de dire le nom. Sur le sujet de la confiance, vous dites vouloir développer le thème pour l’élargir à l’échelle d’un pays où l’imposition d’une confiance aveugle mène à la guerre.
C’est évidemment difficile de faire un saut dans le temps qui renvoie à des questions d’actualité. Mais l’idée est de faire entendre que l’interdit et le mensonge mènent toujours à la guerre et aux catastrophes. À cette situation qui existe en Russie de ne pouvoir nommer la guerre, s’ajoute le fait que l’on ne peut plus citer le nom des personnes qui y sont opposées. En Russie, les spectacles des artistes qui ont quitté le pays sont toujours programmés, mais on efface leur nom des affiches. Dans les spectacles que j’ai monté, à la mention désignant le nom du créateur, on se contente d’écrire, Metteur en scène : metteur en scène. Cette construction, basée sur l’effacement, est un mensonge qu’il faut toujours condamner.
Vous extrapolez l’histoire intime en métaphore sociétale.
Les histoires personnelles sont indissociables des histoires de la société. Dire “la vie politique ne me regarde pas, j’existe à part”, c’est faire une énorme erreur. Les gens qui travaillent dans l’art en Russie se cachent derrière le fait qu’ils continuent de créer, mais ils se comportent comme des aveugles face à la situation du pays.
D’autre part, vous vous référez pour l’héroïne à la notion de syndrome post-traumatique. Assigné à résidence et menacé de prison durant près de deux ans à Moscou, ce diagnostique a-t-il aussi à voir avec votre expérience personnelle et cette période de votre vie où vous étiez attaqué de toute part ?
Effectivement, je sais ce que c’est… Je connais pas mal de gens qui souffrent d’un syndrome post-traumatique. Je le vois en moi-même et chez les autres dans la manière dont la guerre influe sur les comportements. Ça ne concerne pas seulement ceux qui sont allés au combat, mais c’est présent aussi chez ceux qui sont juste sous la pression de la guerre, qui modifie profondément notre nature. C’est impossible de se sentir heureux.
Comment un artiste résiste-t-il à une telle pression en gardant sa capacité à créer ?
C’est une forme de la résistance. C’est la seule attitude qu’un artiste peut avoir quand l’État a décidé de le détruire. C’était vital, je n’avais pas d’autre choix que de continuer à mener mes projets coûte que coûte.
À travers Lohengrin, vous dénoncez une société de traumas qui mène au chaos.
Je ne condamne personne. Je réfléchis sur les traumas liés à la guerre et sur le fait que les gens tentent de s’en sortir.
Votre vision de Lohengrin va s’apparenter à un manifeste contre la guerre. Est-ce une volonté d’approcher le réel en prenant la parole à travers une vision d’artiste et en cela, je pense à Guernica de Picasso ?
L’artiste est capable de tout, il peut sortir en public, se mettre à nu et s’asperger de sang, il peut aussi s’enfermer et faire vœu de silence. Ce faisant, n’importe lequel de ses gestes va exprimer ce qu’il lui arrive en lien au monde qui l’entoure. Peu importe son langage, il doit s’exprimer, sans ça, il peut prendre sa retraite. Pour moi, l’artiste doit accepter d’être traversé par les catastrophes de son temps. J’aime beaucoup la position du dramaturge est-allemand Heiner Müller, qui disait se trouver toujours à l’intérieur de la guerre à Berlin en précisant : “je suis des deux côtés, de celui des agresseurs et de celui des agressés”. L’artiste doit questionner tous les aspects du conflit. L’artiste ne parle que de ce qu’il sait en conscience avec lui-même… Et après, l’histoire continue à travers les yeux de ceux qui regardent. Je suis l’ennemi du pire. Je suis d’un pays où un groupe de gens prétendent tout savoir et tout comprendre et d’autres se disent, qui sommes-nous pour voir clair dans ce qui se passe ? Ceux qui nous gouvernent savent bien ce qui se passe tandis que la plupart des autres prétendent que ça ne sert à rien d’essayer de comprendre, et c’est cette posture que je trouve dégueulasse.
Propos recueillis par Patrick Sourd
Lohengrin de Richard Wagner, direction musicale Alexander Soddy, mise en scène, décors et costumes Kirill Serebrennikov.
9 représentations du 23 septembre au 27 octobre, Opéra de Paris, opéra Bastille.
Retransmission en direct sur Paris Opera Play le 24 octobre et ultérieurement sur Medici.tv.
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