Cette émission s’est, contre toute attente, solidement installée dans le paysage hexagonal dès la première saison. La deuxième a couronné Keiona le 25 août dernier, avant que la troupe ne parte en tournée en France. Blandine Rinkel, journaliste et autrice, analyse les raisons de ce succès.
“J’aime les princesses, j’aime les paillettes et j’aime la connerie”, clarifie Virginie Despentes, qu’on compte parmi les membres du jury de l’épisode 7 de la compétition. Comme toujours, elle est venue avec deux couteaux bleus en guise de regard et, comme souvent, elle porte un T-shirt noir. On devine qu’il y est inscrit, en lettres blanches, “Dysphoria Mundi” – mais on n’en est pas tout à fait sûr·e. On n’est pas sûr·e de grand-chose, en fait, si ce n’est d’un détail, saisissant. Inhabituel sur ce visage à la télévision. Un sourire. Ardent.
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Ça brille dans ses yeux, et ça brille sur le plateau : le défilé de fin d’émission a pour thème la paillette. Ici une combinaison intégrale de sequins noirs ; là une autre chair, où la perruque brille de mille feux roses ; là, enfin, un gigantesque couvre-chef jaune et bleu, sur une Keiona tenant à la fois de la garde royale britannique et de Grace Jones. Tout brille bizarre, tout est fervent, tout est fier. Ça ne ressemble à rien de ce que la télévision française connaît déjà. C’est Drag Race.
Succès surprise à l’été 2022, cette compétition télévisuelle de drag-queens, inspirée du programme RuPaul’s Drag Race américain, avait dépassé les espérances de France Télévisions pour sa première saison, puisque 7 millions de personnes avaient suivi les sept étapes du concours en direct à la télévision, commentées par quelque 230 000 tweets. Un succès tel que l’émission, au départ programmée sur internet, fut finalement diffusée à l’antenne tout l’été, dans la foulée de Fort Boyard. Les chiffres de la saison 2 n’ont pas été communiqués, mais l’engouement demeure, et 40 000 demandes ont été reçues pour assister à l’enregistrement de la finale fin août, au Grand Rex à Paris. La passion, même, s’internationalise : couverte d’éloges sur les réseaux sociaux, Drag Race France décroche la meilleure note, toutes adaptations confondues, sur le site IMDb.
Un hapax sachant happer
“On regarde parce que c’est drôle et frais comme un mois de juillet 2023”, voilà, en résumé, ce que m’ont dit toutes les personnes amoureuses de l’émission avec qui j’ai parlé, qu’elles soient déjà des habituées de l’univers queer ou, comme la mère d’un ami, néophytes en la matière. “On regarde parce que c’est inspirant, ultra-permissif et exigeant à la fois”, m’ont précisé plusieurs artistes, puisque dans le milieu de la pop, de Voyou à Pi Ja Ma en passant par Juliette Armanet, Eddy de Pretto ou Christine and the Queens (les trois derniers et dernières ont d’ailleurs fait partie du jury cet été), les aficionado·as sont légion. On regarde, parce que c’est à la fois trash et enfantin, beauf et raffiné, vulgaire et recherché – on regarde parce que c’est libre. Ou que ça semble l’être, du moins. Et qu’à la télévision française, c’est un hapax.
Qu’est-ce qu’un hapax ? En premier lieu, c’est un mot que j’adore. En deuxième, c’est ce qui n’a qu’une seule occurrence. Ce qui existe de manière unique. Une créature, par exemple. Avez-vous déjà vu Geneviève de Fontenay chauve ? Ou bien Kate Winslet avec une barbe, une bouée de sauvetage, et dans son dos une planche en bois où apparaît le visage congelé de Leonardo DiCaprio ? Avez-vous déjà rencontré Super Richard, personnage inventé dans l’épisode 1 par l’ironique drag Piche pour défendre les ultra-riches, “cette minorité trop peu représentée dans l’univers queer” ? Non ? Eh bien, Drag Race France a imaginé tout ça.
Puis il y a autre chose : “J’adorais regarder la version américaine, pour le niveau technique des performances, mais ce que racontaient les participantes sur la société me concernait moins. Là, sentir la réalité de ce qu’implique être gay en France, ça me touche”, me dit un ami. Et c’est vrai que Drag Race permet peut-être ça : mettre en lumière des manières de vivre hors norme, apprendre à connaître les vies LGBTQ+ avec des informations qui paraîtront des évidences à certain·es, mais seront de secrètes découvertes pour d’autres, notamment pour les jeunes.
Tendresse triste
En même temps qu’un divertissement, ce sont des lexiques et des usages du corps que certain·es découvrent. La drag Lolita Banana, par exemple, expliquant dans la saison 1 qu’elle est séropositive, avant de rappeler qu’une personne vivant avec le VIH sous traitement ne transmet pas le virus, ce que beaucoup de gens ignorent toujours. Ou bien Ginger Bitch, 44 ans, qui vit à Nice et vient d’une famille normande – père routier, mère qui travaillait à la Ddass –, Ginger Bitch donc, qui dans le civil fut un jour gendarme dans le Sud et qui décrit avec une tendresse triste comment sa mère, croyant bien faire, a d’abord réagi au coming out de son fils en lui proposant qu’il revienne à la maison : “Je vais te soigner.” Ce qui, cette phrase double et cruelle, sans doute prononcée sans penser à mal, serre le cœur. “Enfin, maintenant, elle me dit autre chose : ‘C’est vrai, j’aurais pu avoir un fils hétéro, mais ça aurait été beaucoup moins gai’”, conclut Ginger. Et la joie, féline, de mordre l’atmosphère.
L’art de rire
Les morsures, les ruptures de ton, c’est le propre de Drag Race. Une certaine agressivité fait un pas de deux avec la douceur. Un art de rire de ses propres insuffisances, comme de celles des autres, rend le programme à la fois efficace et vivant. Les candidates sont habituées à être frontales sans se blesser. Il s’agit plutôt, comme l’indique le nom de la drag Vespi – qui veut dire “guêpe” –, de piquer avec style. Griffer ou mordre, oui, mais tant que c’est au service du panache général, voire, mieux encore, tant que c’est au service d’une histoire. Parce que Drag Race, c’est surtout un goût monstre pour la fiction. La fiction qui permet de reprendre le pouvoir sur le réel.
La vie n’est rien que ce qu’on en fait, que la manière dont on joue la partie, et que ce soit pour l’épreuve dite du Snatch Game, où il s’agit pour chacune d’incarner une personnalité (ici Brigitte Fontaine, là Françoise Sagan, Johnny Hallyday ou Amanda Lear), que ce soit pour celle de la comédie musicale, la Rusical, celle du girls band ou tout bonnement pour les défilés à thèmes, la couronne ira toujours à la créature qui suscite l’imaginaire le plus beau, bizarre ou irrévérencieux. Ou bien le plus touchant.
“Les raisons pour lesquelles on nous harcelait sont celles pour lesquelles on nous célèbre. ” Paloma, reine de la première saison
Faire de ses défauts des forces, avec l’idée que tout manque est sans doute la chance d’habiter le monde autrement. “Dysphoria Mundi”, disait (peut-être) le T-shirt de Virginie Despentes. Rose et Punani ne savent pas danser ? L’humour devient chorégraphe. Cédric se trouve un peu épais ? Ginger Bitch s’assume plantureuse. Tout ce qui nous caractérise en propre – comme le rappelle d’ailleurs Chris aux drags dans le premier épisode de la saison 2 –, toute bizarrerie, œil qui merde ou grain de beauté mal placé, peut devenir un atout, pour peu qu’on l’assume. Et qu’on le performe.
“Les raisons pour lesquelles on nous harcelait sont celles pour lesquelles on nous célèbre”, éclaircit Paloma, reine de la première saison. Ancêtre des shows de drag-queens, le music-hall – inventé à la fin du XIXe siècle comme “un divertissement destiné aux masses modernes”, à la fois plus urbain que le cirque et moins bourgeois que le théâtre – ne proposait, finalement, pas autre chose. Proposer “des spécialités de non-spécialistes” (Pierre Pachet), tout montrer pourvu que ce soit drôle et surprenant. Exceptionnel, oui, mais d’un exceptionnel qui ne donne honte à personne. Bref, “soyez qui vous voulez être”, comme dirait Nicky Doll, iconique présentatrice de l’émission.
Une joie légendaire
Bien sûr, on pourrait questionner beaucoup de choses dans le programme : son idéologie libérale et son esthétique calquée sur un modèle américain, l’exceptionnel taux de termes anglais de chaque épisode et le montage très émotionnel de l’ensemble, montage auquel, selon son tempérament, on résiste ou on s’abandonne. Mais sans doute pourrait-on appliquer ces interrogations à l’intégralité des émissions de divertissement télévisuelles. Or, ce qui fait la différence ici : c’est la joie. Une joie légendaire. Oui, au fond, je tourne autour depuis le départ, mais quand j’essaie de décrire ce que m’inspire Drag Race, c’est à ça que je pense. À ce mélange d’affection et d’exaltation qui déborde du corps. Ce qu’on appelle la joie, et qui se manifeste souvent par le rire.
Encore faudrait-il distinguer les rires possibles : le rictus railleur n’est pas le sourire du trait d’esprit, qui n’a rien à voir avec l’éclat de colère, ni avec le gloussement de séduction – et si l’on trouve toutes ces espèces de rires dans l’émission, il y en a un autre, un qui jaillit sans prévenir, qui console et sauve tout. Le rire de joie. C’est un Pokémon rare, celui-là, mais c’est lui qui me prend, quand je regarde Drag Race. Un plaisir simple à voir combien on peut renverser la honte en fierté et les stigmates en médailles. Faire tourner les têtes, sans égarer le trait d’esprit. Rester farouche, sans perdre la tendresse.
Drag Race 2 France Live ! en tournée française jusqu’au 4 novembre.
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