Sur son nouvel album, qu’il présente ces jours-ci sur scène, le Taraf de Haïdouks relit d’une main alerte des pièces classiques inspirées par le folklore traditionnel de Roumanie et d’ailleurs.
L’imagerie populaire prétend que les musiciens tziganes sont de géniaux bandits de grand chemin : depuis des générations, ils s’amusent à saisir au vol tous les sons qui passent à leur portée, à dépouiller les contrées qu’ils traversent de leurs richesses mélodiques, à dévaliser les coffres-forts dans lesquels les sociétés sédentaires font dormir leurs traditions. Le cliché est grossier, mais il explique assez bien pourquoi la langue si bien pendue des Tziganes, nourrie par ces multiples emprunts, a toujours été d’une volubilité et d’un dynamisme incomparables.
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Il y a pourtant une vérité que l’imagerie populaire oublie souvent de rappeler : les Tziganes se sont eux-mêmes souvent fait détrousser par d’innombrables brigands, d’autant plus redoutables qu’ils se présentaient sous l’honorable visage de compositeurs savants. Le répertoire classique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle témoigne ainsi des rapines commises par ces cambrioleurs distingués – voir les œuvres du fameux gang des Hongrois (Liszt, Kodály et Bartók), si souvent inspirées par les trésors du folklore magyar.
En signant aujourd’hui un album, Maskarada, où ils reprennent d’une main alerte des pièces classiques, les musiciens du Taraf de Haïdouks, jusqu’alors spécialisés dans l’exploration du fonds traditionnel de la région de Clejani (dans le sud de la Roumanie), ne s’adonnent donc pas à un simple exercice de style. Enfilant la panoplie de facétieux Roumains des Bois, ils ramènent dans les caisses des peuples d’Europe centrale un butin musical qui leur avait été subtilisé, et dont eux-mêmes ignoraient l’existence.
Sans les lumières de Stéphane Karo, découvreur et producteur de l’orchestre, il est en effet probable que cette belle aventure n’aurait jamais vu le jour. “Le classique ne fait pas partie de l’environnement des musiciens du Taraf, explique Karo, ce n’est pas le genre de musique qu’on demande dans les mariages. Mais quand j’ai soumis l’idée d’un disque de relectures classiques, personne au sein du groupe n’a osé me dire non. En vérité, ils avaient tous une trouille bleue… Le projet a donc mis un peu de temps à démarrer, mais tout s’est accéléré quand je leur ai proposé les Danses roumaines de Bartók : ça leur est tout de suite tombé dans l’oreille. En une semaine, ils en maîtrisaient toutes les pièces.”
Les propos de Karo en disent long sur les relations compliquées entre musique populaire et musique savante, culture orale et culture écrite, faites à la fois de respect mutuel, de malentendus et d’ignorance. Entre les mains des membres du Taraf, elles prennent pourtant un accent nettement plus harmonieux. Trop fiers de leur identité pour se déguiser en pingouins d’orchestre symphonique et se plier aux lois de la partition, les Tziganes réussissent ici à suivre fidèlement la lettre des œuvres classiques sans brider l’inventive faconde qui caractérise leur art : leur légendaire vélocité et leur lyrisme échevelé se mettent simplement au service d’un discours plus nuancé, qui ne repose pas que sur une surenchère de gestes virtuoses.
Jusque dans son programme, qui réunit des poids lourds du classique (Bartók, De Falla, Albéniz) et des compositeurs généralement considérés comme plus “légers” (Khachaturian, Ketèlbey, Kosma), Maskarada est une merveille d’équilibre, un modèle d’album à la fois rigoureux et ludique. Le Taraf se permet même d’y glisser quelques morceaux de son cru, dont les rythmes effrénés ou les éclats vocaux renforcent plus qu’ils n’altèrent la tonalité classisante de l’ensemble. Voilà une autre évidence que l’imagerie populaire a parfois tendance à oublier : le grand talent des musiciens tziganes est aussi de savoir donner un tour cohérent aux figures les plus désordonnées de leur inspiration.
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