Laissée dans son jus depuis la mort du musicien le 2 mars 1991, le 5bis rue de Verneuil, à Paris, ouvre enfin ses portes au public. Récit d’une visite pas comme les autres.
On s’arrête devant depuis toujours. On a l’habitude de faire un crochet après être passé chez Gibert, boulevard Saint-Michel, pour acheter des disques et s’être envoyé un croque-monsieur au Rouquet, boulevard Saint-Germain. On y emmène nos potes étrangers et francophiles, avec une certaine fierté et le sentiment un peu idiot que c’est de notre héritage qu’il s’agit, alors que c’est celui de Charlotte Gainsbourg, propriétaire des lieux depuis la disparition de son père, Serge, le 2 mars 1991.
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Le 5bis rue de Verneuil, dans le VIIe arrondissement parisien, à deux pas du Pont du Carrousel, est enfin accessible au public. Il est désormais possible de franchir les grilles et de visiter la demeure où vécut (et mourut) Serge Gainsbourg de la fin des années 1970 jusqu’en 1991, puis de traverser l’artère pour se rendre au Gainsbarre, et au musée Gainsbourg, situé au numéro 14. Celui-ci retrace la vie et la carrière de l’artiste à travers plus de 400 objets et documents papiers et vidéos. Au bout d’un corridor, trône même la sculpture de L’Homme à tête de choux, de la sculptrice Claude Lalanne.
Temps suspendu
On dit enfin, comme si c’était banal et prévu depuis toujours. Mais comme nous le confiait Charlotte autour d’un café avec des consœurs et confrères journalistes à l’issue d’une visite anticipée pour la presse, la comédienne et chanteuse n’a pas toujours su quoi faire de cet héritage, elle qui assume ne pas savoir comment faire un deuil. Au cours de ces trente-deux ans, il a été question de vendre, d’en faire une résidence d’artistes, d’y habiter, de transformer “l’hôtel particulier” en bulle de verre que les visiteurs pourraient contempler de l’extérieur, selon une idée de l’architecte français Jean Nouvel.
Depuis toutes ces années, en tout cas, le 5bis rue de Verneuil est resté figé dans l’espace-temps gainsbourgien du début des années 1990, avec ce grand portrait de Bardot dans le salon, son Steinway et ses claviers, le décodeur Canal + sur la télévision de la petite cuisine, un vieux paquet de Stimorol non-entamé posé dans un ramequin sur la table de nuit, dans la chambre, le Zippo sur un paquet de Gitanes.
“Je voulais que rien ne bouge”, disait Charlotte. Et rien n’a bougé, ou si peu. Bien sûr, pour les besoins inhérents à l’alimentation du musée, des objets ont été sortis de leur écrins et des tableaux ont été retirés des couloirs étroits, pour faciliter la circulation des visiteurs. Mais sinon, tout est là, comme dans les récits des vieux briscards du journalisme et des maisons de disques. “C’était réservé aux grands, je n’avais pas le droit d’y aller”, nous glisse un critique chevronné.
Parce que Gainsbourg ouvrait sa maison aux chauffeurs de taxi, aux flics, dont il collectionnait les médailles et les képis, et aux reporters. Aujourd’hui, en relisant Un jeune homme chic, d’Alain Pacadis, on imagine mieux la scène de l’interview qu’il arrache à Gainsbourg en 1977 pour la revue Façade, avec tout le dispositif de mise en scène pour la photo. On se figure la paire Gainsbourg/Baschung enchaîner les verres de vodka-Ricard pendant les sessions d’écriture de l’album Play Blessures (1982) de ce dernier. La maison n’est pas peuplée de fantômes, c’est nous les fantômes. Les visiteurs.
Voix off
La visite se fait deux par deux, avec un départ toutes les six minutes, et dure une trentaine de minutes, de sorte à ce qu’il n’y ait pas plus de dix personnes en même temps dans la maison. Les équipes de la Maison Gainsbourg vous flanquent un casque binaural sur les esgourdes et c’est la voix de Charlotte Gainsbourg, qui sert de guide. Il faut suivre ses indications. Chaque étape est l’occasion pour elle de relater ses souvenirs d’enfance, sans trop d’artifices. Quelques notes de piano, des bruits d’enfants, la voix de Jane rapidement, se font entendre. Mais c’est surtout Charlotte qui parle.
Dans le salon, elle évoque le renfoncement laissé par le séant de Serge sur le canapé, qui matérialise son absence. Elle se rappelle du téléphone high-tech dans lequel il avait pré-enregistré les numéros les plus importants de sa vie, dont le sien et celui de Jane, pour ne pas devoir les composer. Elle localise aussi la petite mallette noire dans laquelle il trimballait des billets de banque comme dans un polar, et remarque la présence de l’essence à Zippo.
Narration sincère
Comme ça, elle nous trimballe dans la maison de son enfance, remontant la coursive qui longe le salon jusque dans la cuisine, où le frigo est transparent et la pièce du fond murée. Il s’agissait d’une dépendance que Serge louait et qui servait de chambre à Charlotte et Kate Barry, sa demi-sœur. Quand elles sont parties, il a fait couler du béton, comme pour clore un chapitre. C’est l’interprétation de Charlotte. Et puis ensuite on monte à l’étage : un petit couloir avec sa penderie où règne encore une odeur particulière : ses vestes, ses cravates Yves Saint Laurent, ses jeans, ses Repetto usées jusqu’à la corde, des dizaines de paires.
En face, la chambre des poupées, qui était celle de Jane, c’est là que Charlotte passera la nuit quelques jours avant la mort de Gainsbourg. Elle devait vivre avec lui après une peine de cœur carabinée. Il lui avait filé des clopes et une boîte de Lexomil : “Ça va choquer beaucoup de parents responsables”, rigolait-elle au Gainsbarre en se souvenant. Plus loin encore, une petite cabine pour la toilette et le bureau, avec ses bouquins et sa machine à écrire. On fait demi-tour, on longe la salle de bain, magnifique, et enfin la chambre, où elle regardait des films avec Serge. C’est là aussi qu’elle l’a retrouvé mort, une jambe dépassant des draps.
On n’invente rien, Charlotte raconte tout dans le casque avec sa voix reconnaissable entre mille. L’expérience est troublante, on ne se sent pas tenu à distance. La visite de la maison Gainsbourg aurait pu prendre des allures de train fantôme, c’est au contraire un moment fort d’exaltation de la mémoire et un geste de générosité absolu, sous un prisme unique, anti-hagiographique et historiquement approximatif. C’est toute la beauté de la chose.
Maison Gainsbourg, 5bis rue de Verneuil
Accès au musée et au Gainsbarre au 14 rue de Verneuil
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