Quoi qu’en dise Rima Abdul-Malak, la liberté de circulation et de coopération avec des artistes du Mali, du Niger et du Burkina Faso se transforme en interdiction pure et simple à dater d’aujourd’hui…
Rétropédalage, vraiment ? Après la sidération du monde culturel hier, le 14 septembre 2023, à la réception du communiqué du Syndeac à propos de l’arrêté envoyé par les DRAC suspendant tout projet de coopération avec les artistes du Mali, du Niger et du Burkina Faso, la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak annonce ce matin sur RTL : “Il y a eu trop de confusion et d’incompréhension : il n’est pas question d’arrêter d’échanger avec des artistes ou avec des lieux culturels, des musées, des festivals, des théâtres dans ces pays. On ne boycotte jamais d’artistes, de nulle part.” Vraiment ?
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Sauf qu’à partir du 14 septembre, ordre est bel et bien donné aux institutions culturelles subventionnées françaises de stopper tout projet avec des artistes de ces trois pays d’Afrique. Sauf que cela met en danger, pour ne donner qu’un exemple, la tenue d’un spectacle programmé aux Francophonies de Limoges qui démarrent le 20 septembre. Sauf que l’entrave à la libre circulation n’est pas cohérente avec les traités internationaux, or aucun visa ne sera plus délivré.
Un manquement diplomatique
D’autant que la ministre ne remet pas en cause l’arrêté stipulant : “Tous les projets de coopération qui sont menés par vos établissements ou vos services avec des institutions ou des ressortissants de ces trois pays doivent être suspendus, sans délai, et sans aucune exception. Tous les soutiens financiers doivent également être suspendus, y compris via des structures françaises, comme des associations par exemple. De la même manière, aucune invitation de tout ressortissant de ces pays ne doit être lancée.”
Certes, l’on est ravi d’apprendre que “cette décision n’affecte pas les personnes qui seraient titulaires de visas délivrés avant cette date ou qui résident en France ou dans d’autres pays” ou encore, venant du Quai d’Orsay, qu’“il est faux de dire que nous cherchons à interdire toute coopération culturelle”, car cela ne change rien au fond du problème : interdiction, il y a bel et bien, à dater du 14 septembre et pour une durée indéterminée.
Si le chorégraphe burkinabé Salia Sanou, qui travaille en France depuis les années 1990 peut danser ce soir avec Mathilde Monnier le spectacle Territoires et demain soir dans Takemehome de Dimitri Chamblas, le choc de l’arrêté n’en est pas moins violent : “Je suis bouleversé et je ne comprends pas cette décision. Elle est injuste à l’égard de nous, artistes, qui essayons de faire des choses entre les rives de nos deux pays et de poursuivre le dialogue entre nos populations. Qu’elles soient françaises ou africaines, nos structures se battent pour faire tenir ce dynamisme culturel qui a tout son sens dans un climat aujourd’hui très tendu, où la diplomatie semble avoir montré ses limites.
Le seul canal qui existe aujourd’hui encore est artistique et culturel. Dialogues de corps, le festival que j’organise en novembre à la Termitière de Ouagadougou (centre de développement chorégraphique inauguré par Salia Sanou et Seydou Boro en 2005, ndlr), et pour lequel je reçois un soutien de l’Institut français de Paris et de Ouagadougou, de même que les compagnies françaises invitées, est remis en question et je ne peux plus inviter d’artistes français. Cette décision se répercute aussi en Afrique, où nous nous battons sur le terrain pour faire exister des choses. C’est à double tranchant. Il y a la question des visas qui ne sont plus donnés aux artistes qui veulent partir en tournée.
Je suis aussi impacté par cette mesure avec des artistes burkinabés qui seront dans ma prochaine pièce, programmée en juillet prochain au théâtre de la Ville de Paris. Tout le projet est remis en question. Et d’autre part, l’institut français ne peut plus soutenir nos projets à la Termitière, y compris en soutenant les artistes français invités en Afrique.”
Mais surtout, ce n’est pas la meilleure façon de calmer l’hostilité anti-française qui prévaut aujourd’hui dans ces anciennes colonies… Pour Salia Sanou, “c’est une double peine pour nous, les artistes qui venons de ces territoires compliqués, où dominent l’instabilité politique et l’insécurité. Nous nous battons pour créer ce dialogue sur le terrain et affirmer que la solution pour enrayer la violence de l’extrémisme ne peut pas être seulement militaire. Il faut discuter avec les communautés et les amener à se parler. C’est un mauvais message donné à la jeunesse africaine qu’on accuse sans arrêt. La culture doit rester un canal démocratique.”
Des projets artistiques en péril
À cinq jours du lancement des Francophonies dont ce sera le quarantième anniversaire, Hassane Kouyaté espère que la situation va changer d’ici là. Sinon, certain·es des interprètes invité·es, n’ayant pas encore reçu leurs visas pour venir, resteront bloqué·es en Afrique. Et cela, il refuse d’y croire : “Je n’imagine rien d’autre que la France leur donne leurs visas. Si j’imagine le contraire, c’est que je suis défaitiste. On travaille avec les artistes depuis l’écriture des projets jusqu’à la production des spectacles, un processus qui se déroule sur trois ans. Cette mesure nous impacte psychologiquement et sur le plan du respect du travail fait par les équipes.”
En même temps, outre le fait que trois pays sont clairement dans le viseur du gouvernement, tout cela n’a rien de nouveau. “Ça fait quarante ans que les Francophonies existent et autant d’années que les artistes luttent pour avoir des visas, déplore Hassane Kouyaté. Ce n’est pas lié à cette crise que je qualifie d’épidémie, parce qu’entre ces états et la France, nous avons des relations séculaires et sommes obligés de nous entendre.
Mais il y a un problème de fond concernant la libre circulation des artistes et des œuvres, la liberté d’expression. On est dans ce combat au quotidien. Quand on organise des résidences d’écriture, les visas sont refusés une fois sur trois, sans obligation de motif. On paye les billets et comme les visas sont donnés le jour du départ, en cas de refus tout tombe à l’eau.
C’est ça le vrai problème. Et c’est bien pour ça que j’espère que les comédiens qui n’ont pas encore leur visa aujourd’hui, et que j’attends le 20 septembre pour le lancement des Francophonies, seront bien là.” Souhaitant que “cette situation fournisse peut-être l’occasion de mettre les choses à plat et de prendre des décisions courageuses“, Hassane Kouyaté rappelle tout de même à l’occasion qu’on est dans un état de droit : “Il y a des lois sur la liberté, il y a les conventions internationales telle que celle de 2005 de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. La France, ce pays des droits de l’homme, ne peut pas ne pas être en cohérence avec les conventions internationales et avec le droit. En tant que citoyen, c’est ça qui m’intéresse.
N’ayons pas peur de nuancer les choses et d’oser inventer cet avenir ensemble en prenant des décisions courageuses. Au fur et à mesure que le temps passe, j’estime qu’il ne faut pas laisser l’émotion l’emporter sur une vraie pensée. Ce que je n’aurais pas dit avant-hier… On a encore cinq jours avant le début du festival et j’espère que les artistes seront là. Il y a déjà eu un changement depuis hier. Alors je continue d’espérer.”
État de sidération généralisé
Le combat continue, en effet. Pour Bruno Lobé, du Syndeac : “On est d’abord tombés de notre chaise. C’est exactement l’inverse de ce qu’on fait depuis des décennies quand des pays traversent des difficultés. L’inverse de notre travail, de notre éthique et de notre philosophie.” Et rétropédalage ou pas, la chaîne de transmission est franchement enrayée : “Le texte qu’on a reçu est inadmissible et il est hors de question qu’on agisse avec nos amis burkinabés, maliens et nigériens, différemment que ce qu’on a fait par exemple avec les artistes russes qu’on a continué à accueillir pour, au contraire, leur offrir des espaces de discussion, d’opposition même. Ça fait des dizaines d’années qu’on travaille avec des artistes de ces pays-là et j’espère qu’ils vont revenir à quelque chose de plus cohérent avec l’honneur de la France.”
Quelle que soit la suite donnée à cet arrêté, on croit vraiment rêver en apprenant dans Le Monde que la violence du message envoyé serait sans doute due, selon une source citée sous le couvert de l’anonymat (le courage dans la débandade…) “à un fonctionnaire zélé du ministère de la Culture qui a rédigé le courrier sur la base de consignes un peu générales des affaires étrangères, qu’il a dû surinterpréter.” C’est sûrement ça, oui.
Mais ça rappelle aussi de forts mauvais souvenirs à Patrick Penot, qui dirige aujourd’hui le festival Sens Interdit à Lyon et attend de pied ferme les actrices du spectacle malien, Tafé Fanga ? Le pouvoir du pagne : “Bizarrement, ça m’a rappelé des choses quand j’étais en poste en Pologne dans les années 1980 et qu’on entendait : il est interdit de se déplacer d’une ville à une autre, il est interdit d’entrer en contact avec des étrangers, avec plus de trois personnes. C’est exactement ça qui se produit aujourd’hui et la seule question qui restera, si vraiment ça passe sans réactions, sans que le Conseil d’État intervienne pour dire que c’est contraire au principe même de Schengen, c’est quel sera le pays suivant ? Il n’y a pas d’autre question à se poser et c’est un précédent absolument mortifère.” Et bien sûr, rétropédalage ou pas, le combat continue : “Il faut que les élus se mobilisent et les interroger sur la validité de cet arrêté et sur sa légalité en demandant l’intervention du Conseil d’État. Il faut une mobilisation massive.” À suivre, une fois de plus.
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