Somptueux coup de maître de King Creosote, aka Kenny Anderson, doux rêveur écossais au psychédélisme plein de couleurs pastel.
La créosote est ce dépôt laissé par la fumée dans les conduits de cheminée, dont l’accumulation est susceptible de provoquer à terme un incontrôlable embrasement. En choisissant de s’en proclamer roi il y a une dizaine d’années, l’Ecossais Kenny Anderson anticipait de façon légèrement diabolique le phénomène auquel on assiste aujourd’hui.
Pendant dix ans, donc, celui qui fut membre des obscurissimes Skuobhie Dubh Orchestra et Khartoum Heroes a empilé frénétiquement les albums vite usinés – près d’une trentaine ! –, publiés essentiellement en CD-R, à l’exception des trois derniers qui épousaient prudemment une forme professionnelle. On le découvrit ainsi véritablement en 2003 avec l’excentrique odyssée Kenny And Beth’s Musikal Boat Rides, héritier d’un folk psychédélique défroqué et déviant dont les ancêtres pourraient être Tom Rapp (Pearls Before Swine) et John Martyn. Deux albums supplémentaires – dont KC Rules OK en 2005, enregistré pour une fois de façon non-autarcique, avec le concours des vibrionnants The Earlies – termineront la phase du “dépôt” dans les conduits auditifs de ceux qui s’étaient laissé embarquer dans cette aventure compliquée mais fascinante.
Place maintenant à l’embrasement. Après Rocket D.I.Y, son autre album de 2005, King Creosote franchit un cran dans l’armement lourd avec Bombshell (“Obus”), pour lequel on ne résiste pas à cette facile mais évidente qualification : c’est une bombe. Atomique. Un peu comme le dernier Midlake, le genre de disque que l’on écoute la première fois avec l’assurance vaguement moqueuse de savoir où l’on met les pieds et dont on ressort déboussolé, ébloui, incrédule, titubant d’allégresse, transi d’admiration, saisi par ce tiraillement ambigu qui consiste à vouloir en parler à tout le monde et en même temps à le garder seulement pour soi tel un paradis secret. On trouvera l’une des clés de cette voluptueuse métamorphose dans l’admiration que porte depuis longtemps Kenny Anderson aux immenses Talk Talk et notamment à l’album Spirit of Eden, monumentale fresque fauviste dont c’est le vingtième anniversaire cette année. Certains des passages climatiques les plus flottants de Bombshell en sont comme le prolongement, même si King Creosote demeure un songwriter moins douloureusement fantomatique que Mark Hollis.
De la même façon, si à l’époque Talk Talk coupait audacieusement les ponts avec la pop, King Creosote n’en est pas encore là. Il emprunte en revanche à son modèle avoué ce goût des mélodies complexes qui savent demeurer lumineuses, et ce lyrisme astral qui les transporte au-delà des horizons convenus. Habituellement roi de la bricole lo-fi, Creosote s’est acheté ici une panoplie d’enchanteur, agrémentée de tous les accessoires qui vont avec : violons, flûtes, violoncelle, orgues orgueilleux, chœurs extatiques, sans oublier cet accordéon qui reste depuis l’enfance son instrument fétiche. C’est lui que l’on entend d’emblée sur Leslie, le morceau qui indique l’ampleur du propos sans la déflorer tout à fait. Home in a Sentence – pour lequel Chris Martin de Coldplay vendrait sûrement ses enfants – et You’ve No Clue Do You s’enchaînent ensuite comme deux imparables obus tubesques qui, on s’en désole, n’atteindront jamais leur cible.
Une vignette country et relax plus loin (Cowardly Custard), façon Ram de McCartney, et c’est le grandiose Church as Witness, chanté avec une ferveur sidérante, qui inaugure une belle et ininterrompue farandole de merveilles pastorales dont l’apothéose a pour nom Admiral, lequel n’a rien à envier aux plus hautes altitudes d’un Sufjan Stevens ou d’un Patrick Watson. King Creosote, hier encore sympathique histrion du second rang de la grande marmaille psyché-folk britannique, mérite après ce coup de maître que l’on considère avec sérieux ses prétentions de souverain.