La Bourse de Commerce – Pinault Collection accueille la première rétrospective en France depuis dix ans de l’immense artiste californien, chantre d’une culture DIY, punk et trash, tout autant qu’érudite et mélancolique. Toujours actuel.
Dans le noir, faiblement éclairées, des architectures miniatures ont poussé de terre. Comme autant de champignons, d’une organicité radioactive. Ou plus prosaïquement, les cités-dortoirs d’un futur peu radieux à la routine en Technicolor.
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La vingtaine de villes translucides, verroterie verte, bleue, orange, rouge et violette, compose les Kandors Full Set (2005-2009) de Mike Kelley. L’une des œuvres emblématiques d’un artiste-culte, figure-clé de la scène de la côte Ouest des États-Unis dès les années 1970. Un enfant terrible à l’érudition encyclopédique, dont la trajectoire sera fulgurante : né en 1954, suicidé en 2012 et, pendant quatre décennies, chantre des ados rebelles, des outsiders, des anticapitalistes iconoclastes.
Pour la postérité, il représentera celui qui, aux côtés de Paul McCarthy, Raymond Pettibon, Tony Oursler, Thurston Moore ou Jim Shaw, sa bande du CalArts (California Institute of the Arts), redéfinira les limites de l’art, ou plutôt, les dé-définira : ni high ni low, ni mineur ni majeur. Mike Kelley est pour beaucoup cette icône-là, tenant peut-être davantage de la rock star, puisqu’il eut des fans. Et puis il y a les autres, ceux et celles qui n’ont pas encore fait l’expérience de son œuvre.
Il faut dire que l’Américain s’est fait rare en France : une exposition de son vivant au Magasin de Grenoble (fin 1999), une apparition à la Biennale de Lyon avec son comparse Paul McCarthy (2003) et cette première rétrospective parisienne au Centre Pompidou (2013), un an et demi après son suicide.
“L’idée de la maquette, du modèle réduit, mais, dans ce cas, de quelque chose qui n’existe pas, un futur vu depuis un passé, tout cela m’a interpellé” Jean-Marie Gallais
Des “villes futuristes translucides et colorées”
“Kelley était particulièrement présent dans les cours d’art contemporain de l’École du Louvre au milieu des années 2000, et je pense que j’ai découvert son travail d’abord ‘théoriquement’”, se souvient Jean-Marie Gallais, commissaire de l’exposition-événement que consacre cet automne à l’artiste la Bourse de Commerce – Pinault Collection – organisée à l’initiative de la Tate Modern, en collaboration avec K21 à Düsseldorf et Moderna Museet à Stockholm. “Je me souviens ensuite avoir été émerveillé par l’exposition Selections from Kandors à la galerie Ghislaine Hussenot, en 2009, et, cette même année, l’ensemble des sculptures liées à la ville de Superman étaient révélées à la Pointe de la Douane, à Venise, de manière spectaculaire.”
À Paris, les maquettes de Kandor, la ville de Superman sur la planète Krypton, sont présentées accompagnées des vidéos Kandor-Bottles Projections (2007) dans la rotonde du rez-de-chaussée. C’est une porte d’entrée pour le ou la visiteur·se contemporain·e, comme pour Jean-Marie Gallais.
“Beaucoup de choses m’ont fasciné dans cette œuvre : elle semblait s’adresser à ma génération. La matérialité de ces villes futuristes translucides et colorées, et les vidéos associées étaient hypnotiques. L’idée de la maquette, du modèle réduit, mais, dans ce cas, de quelque chose qui n’existe pas, un futur vu depuis un passé, tout cela m’a interpellé, et semblait en même temps si loin du Mike Kelley dont on m’avait appris qu’il était punk et trash, qu’il utilisait des peluches dans des assemblages kitsch, performait avec McCarthy les vices familiaux les plus enfouis, etc. J’étais troublé par ce qui apparaissait comme un revirement. Ce n’est qu’après que j’ai découvert toutes les implications conceptuelles de l’œuvre, le travail sur la mémoire, la disparition, la mélancolie.”
Cette approche réactualisable à chaque époque
Kelley peut certes être vu comme un enfant du siècle, de son quart de siècle, biberonné à la contre-culture DIY, baignant dans la mélancolie d’une ère sentant s’amenuiser les échappatoires face au rouleau compresseur du capitalisme planétaire. Et pourtant, ses sujets se prêtent tout autant à une lecture de notre présent, autre époque de transition, de changement de paradigme et d’incertitudes. “Le prisme de lecture est celui de l’actualité”, précise Jean-Marie Gallais à propos de l’exposition.
“Kelley parlait des angoisses profondes de la société, des traumatismes refoulés”
Et si, au fil des salles, c’est l’Amérique postmoderne (celle travaillée par la mélancolie des banlieues, celle des mythes de la masculinité subvertis, de l’obsession névrotique pour la propreté ou encore pour ce super-héros flagada et faillible) qui dote le parcours de son esthétique immédiate, reste, dans une forme de persistance rétinienne, cette approche réactualisable à chaque époque. “Kelley parlait des angoisses profondes de la société, des traumatismes refoulés, qui sont globalement les mêmes depuis les années 2000 (l’éco-anxiété et la techno-anxiété en moins !)”, abonde le commissaire.
Sentiment d’aliénation anxieuse, de dérive douce, de dissociation catatonique… Mike Kelley se donnera la mort en 2012, sentant arriver ce qui constitue notre contemporain : les dérives financières du capitalisme liquide, la dématérialisation des sociétés disciplinaires, l’individualisme à outrance, la difficulté à trouver encore des marges, des refuges, des zones d’ombre.
Aujourd’hui, ses œuvres douces-amères portent une acuité particulière, alors qu’à nouveau se profile un élan de protestation abrasif et jouisseur contre ce qui pour nous prend le chemin de la logique algorithmique, de la reconnaissance faciale ou de l’automatisation des tâches. Visionnaire autant qu’éternel.
Mike Kelley – Ghost and Spirit à la Bourse de Commerce-Pinault Collection, Paris, du 13 octobre au 19 février.
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