Dans une analyse vertigineuse des données électorales depuis la Révolution française, Julia Cagé et Thomas Piketty démontrent que la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre le vote. Une manière de rappeler que le conflit politique se structure à partir d’intérêts et d’aspirations socio-économiques opposés.
Qui vote pour qui et pour quels motifs ? Cette question lancinante se pose à chaque élection depuis que la sociologie électorale s’est constituée en discipline à part entière, grâce à des livres comme le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République publié par André Siegfried en 1913, ou Paysans de l’Ouest écrit par Paul Bois en 1960.
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Se situant dans l’héritage fécond de ces études séminales, les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty proposent une somme de près de 900 pages – dense, fouillée, chiffrée ! – dont la lecture, certes aride, vise à éclairer chaque citoyen·ne sur ce qui anime les conflits politiques en France depuis la Révolution. Centrée sur l’évolution de la structure sociale des électorats des différents courants politiques au cours des siècles, l’ambition du livre se pose avec force, à la mesure des travaux précédents de l’un (Le capital au XXIème siècle, Capital et idéologie…) et de l’autre (Le prix de la démocratie…).
Les économistes se muent ici en historien·nes politiques
Cette ambition procède d’abord d’un travail impressionnant d’analyse de données, collectées au niveau des 36 000 communes, mais aussi de procès-verbaux électoraux conservés aux Archives nationales (tous les fichiers sont disponibles en ligne en accès libre sur le site unehistoireduconflitpolitique.fr). Familier·ères de l’analyse de données, les économistes se muent ici en historien·nes politiques. L’enjeu qui traverse le livre consiste à mettre au jour “les multiples dimensions caractérisant la classe sociale et les inégalités socio-spatiales (taille d’agglomération et de commune, secteur d’activité et profession, niveau de propriété et de revenu, âge et genre, éducation et diplôme, religion et origine, etc.)” qui déterminent le vote de chacun·e.
Par-delà ses variations dans le temps, un lien constant se dégage entre le comportement électoral et le niveau de diplôme, de revenu et de patrimoine. Bref, contrairement à une certaine idée reçue du moment selon laquelle les intérêts socio-économiques divergents seraient de moins en moins pertinents dans l’explication du vote, Cagé et Piketty enfoncent le clou d’une explication sociale au fond très ancienne : “la classe sociale n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui pour comprendre les comportements de vote”, insistent les économistes. “Pour le dire autrement, nous nous inscrivons en faux contre l’idée selon laquelle les conflits politiques du temps présent seraient devenus illisibles, dominés par l’épuisement démocratique, les affrontements identitaires et communautaires, une perte de confiance généralisée, ou encore le règne de la postvérité”.
La classe sociale détermine le vote
Par exemple, aujourd’hui même, le vote pour le bloc libéral central macroniste croît massivement avec le niveau de richesse de la commune, “au point qu’il apparaît comme l’un des votes les plus bourgeois de toute l’histoire électorale française”. C’est donc bien la classe sociale qui détermine le vote, « à condition toutefois », précisent Cagé et Piketty, “d’envisager cette dernière dans une perspective multidimensionnelle”. Car la classe sociale est toujours une “classe géo-sociale” qui “ne se mesure pas seulement par la relation à la richesse, mais également par une insertion particulière dans le tissu territorial et productif”. Si le bloc de gauche rassemble le vote populaire des métropoles et des banlieues, le bloc de droite capte le vote populaire des bourgs et des villages.
Commentant la tripartition du paysage politique depuis 2020 (un bloc de gauche social-écologique, un bloc central libéral-progressiste et un bloc de droite national-patriote), Cagé et Piketty militent pour la réactivation d’une ancienne forme de frontalité, opposant d’un côté un bloc social-écologique à l’assise populaire élargie et de l’autre un bloc libéral-national. Cette bipolarisation, qui fut particulièrement forte entre 1910 et 1992, aurait “l’immense mérite de permettre la mise en place d’alternances démocratiques à répétition et de nourrir une dialectique politique motrice et féconde, là où la tripartition favorise au contraire le maintien au pouvoir d’un centre aux certitudes électorales telles qu’il semble manquer d’une force de rappel démocratique”.
Transformer l’ordre du monde
Ce désir donne aussi le ton du livre qui, aussi précis, documenté et analytique soit-il, n’en demeure pas moins un essai d’intervention, au sens où ses analyses se voudraient une voie possible de réinvention d’un programme de gauche, plus attentif à la justice fiscale et aux inégalités. Par-delà les manques et les impasses que certain·es sociologues pourront leur opposer (l’occultation, par la fétichisation des données électorales, de certains facteurs importants comme les systèmes de valeurs…), ce souffle quasi militant traduit, sans en diminuer la valeur strictement scientifique, la possibilité d’articuler un travail de science sociale à un projet politique.
C’est en quoi cette Histoire du conflit politique s’inscrit autant dans le champ de l’action que dans celui de la recherche, qui au fond, par-delà leurs outils respectifs, procèdent de la même aspiration : transformer l’ordre du monde.
Une histoire du conflit politique, Élections et inégalités sociales en France 1789-2022 de Julia Cagée et Thomas Piketty, (Seuil) 864 p, 27 euros. En librairie le 8 septembre.
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