Partant de l’observation d’un tableau flamand du XVI siècle, Scott Walker conduit son entreprise de déconstruction de la pop au sublime.
Au musée du Prado, à Madrid, on distribue aux visiteurs une feuille de route recensant une trentaine d’oeuvres « à ne pas manquer ». Une proposition un peu cynique qui peut transformer la visite en un jeu de piste où le spectateur ne reste pas plus de trois minutes devant un tableau, le temps de cocher la case correspondante dans le fascicule. Qui se prête à la manoeuvre ne peut voir, au mieux, dans le Jardin des délices terrestres de Hieronymus Bosch, qu’un triptyque foutraque représentant assez classiquement le paradis et l’enfer articulés autour des plaisirs de la vie terrestre.
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Des quatre sublimes albums solo des sixties à la fin indigne des Walker Brothers, Scott Walker a luimême vécu assez de vies, de délices, et traversé trop d’enfers pour ne pas voir que, dès le premier volet du tableau, surgissent de sombres chimères de la source d’Éden. Le Jardin des délices terrestres est une oeuvre complexe et morale où les instincts hédonistes de l’homme le lient endémiquement au vice et le mènent aux souffrances éternelles. Pourtant, peut-être du fait des quelque cinq cents ans qui nous séparent de sa création, on ne peut s’empêcher d’y voir une forme d’humour qui nous renvoie aux Idées noires de Franquin.
Ce tableau est la matière première de Bish Bosch, sans pour autant que celui-ci en soit l’illustration. Bish Bosch est à entendre non pas comme un concept album, mais comme un disque qui se déploie autour de principes matriciels. Scott Walker n’y raconte pas le foisonnement de saynètes éparpillées où les hommes, mêlés aux créatures grotesques, se ridiculisent et subissent des outrages. Il fabrique un univers architecturalement synchrone.
Ses incantations psalmodiques fracassées sur des exclamations insensées frisant la poésie beat, ses basses caverneuses tapissées de claviers malsains, ses guitares terroristes empruntées aux formes de metal les plus radicales, ses percussions à la fois rituelles et martiales, ses bruits de bouche parfois grossiers et ses angoissantes plages de silence établissent le corpus d’une mythologie où se côtoient l’antique royaume de Scythie et les danseuses de hula hawaïenne, Attila, Saint-Simon, des corps astronomiques doués de parole, Ceausescu et Didier Drogba. C’est à la fois solennel et orgiaque, hilarant et pétrifiant. Monstrueux et superbe.
Bish Bosch est son douzième album solo, mais surtout le quatrième depuis Climate of Hunter et l’amorce d’un processus déconstructif qui dévoile ici son Everest. Si l’on ne peut nier sa difficulté d’accès, Bish Bosch occupe une place éminemment cohérente dans la discographie de l’artiste. Depuis plus de vingt-cinq ans, Scott Walker travaille méthodiquement à l’éradication de toutes les traces de pop de son environnement, dans la coordination mélodique, la conception orchestrale, la progression rythmique… Une entreprise qui avait mené en 2006 à la présentation d’une esthétique redéfinie, mise en scène sur le monument de noirceur qu’était The Drift.
Parce qu’il emploie ces acquis au service d’une ultime destructuration, Bish Bosch en est la suite et le point d’orgue. Une remise en question de la chanson même, comprise ici non plus comme une entité de sens et de composition unitaire mais comme un découpage défini presque arbitrairement au sein d’un album qui, au contraire, apparaît comme un tout homogène mais pénétrable par n’importe quelle entrée. Il faut être l’homme le plus libre du monde pour composer un disque pareil.
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