Qu’aurait dit le sociologue Howard Becker à ceux qui ont dénigré l’attitude jugée loufoque, voire gênante et emprunte d’une certaine folie, de Julian Casablancas lors du concert des Strokes en clôture de Rock en Seine, dimanche 27 août ?
Il se serait peut-être contenté de citer l’écrivain américain William Faulkner, comme il le faisait déjà en préambule d’Outsiders, son ouvrage de référence, paru en 1963 : “Des fois, je crois qu’il n’y a personne de complètement fou et personne de complètement sain tant que la majorité n’a pas décidé dans un sens ou dans l’autre. C’est pas tant la façon dont un homme agit que la façon dont la majorité le juge quand il agit ainsi.”
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Le sociologue américain, dernier représentant de l’école de Chicago, courant de pensée sociologique qui étudia (entre autres champs) les perceptions de la déviance et les phénomènes de transgression de la norme, avec un intérêt tout particulier pour l’observation en immersion, voire carrément participante, a passé l’arme à gauche le 16 août dernier, dans sa maison de San Francisco, à l’âge de 95 ans. Je parle ici d’Howard Becker, parce que, outre l’immense apport de son travail à la compréhension de nos interactions avec autrui et avec nous-même, il fut l’une des figures qui me donna envie d’écrire sur la musique et sur les musiciens, au même titre que Lester Bangs, les journalistes des Inrocks, Magic ou encore les gratte-papiers de Best, Libé, Rolling Stone ou Rock & Folk.
Voilà un type, pianiste professionnel par ailleurs, qui, à la fin des années 1940, s’est faufilé dans les milieux musicaux de Chicago pour mener son étude –“en partageant le travail et les loisirs des musiciens”– de danse de la ville tel un journaliste gonzo : “Quoique les comportements déviants soient souvent proscrits par la loi, et qualifiés selon les cas de criminels ou de délinquants, il n’en va pas nécessairement ainsi. Les activités des musiciens de danse sont formellement légales, mais leur culture et leur mode de vie sont suffisamment bizarres et non conventionnels pour qu’ils soient qualifiées de marginaux par les membres plus conformistes de la communauté”, écrit-il en introduction de son chapitre intitulé La culture d’un groupe déviant : les musiciens de danse.
En d’autres termes, les goûts et les modes de vie des musiciens plaçaient ces derniers en marge du reste de la société, celle qui ne s’affranchit jamais des horaires de bureau et qui ferme ses volets à 18 heures. Tout cela semble très évident, mais ce genre d’épiphanie change les perspectives d’un jeune étudiant en première année. Becker plonge ainsi avec des musiciens de jazz, qui appellent les béotiens et autres non-musiciens des “caves” : “De l’idée que nul ne peut dire à un musicien comment il doit jouer découle logiquement l’idée que personne n’est habilité à lui dire comment il doit se conduire par ailleurs. En conséquence, les comportements qui tournent en dérision les normes sociales conventionnelles sont très admirés.”
Ceci en dit long sur ce qui peut attirer un jeune journaliste en devenir, flippé par les chemins tout tracés que le régime de vie de la classe moyenne a à offrir. Tourner en dérision les normes sociales, c’est adopter une conduite qui ne transgresse pas seulement les normes, mais aussi la loi. D’où le chapitre intitulé Comment on devient un fumeur de marijuana, dont l’usage, au même titre que les drogues dures, est nécessairement lié au mode de vie déjà catalogué à la marge par les entrepreneurs de morale, des musiciens qui vivent la nuit. Tout allait bien ensemble, comme dirait Bourdieu.
L’idée, je crois, ce qu’on ne devenait pas musicien seulement parce qu’on aime la musique. Et j’avais envie de me faufiler à mon tour dans ce monde qui offrait une alternative à la vie en apparence paisible et rangée des banlieues pavillonnaires.
Howard Becker avait achevé de me convaincre. Il y a beaucoup plus dans ce bouquin, bien sûr. Et dans son travail en général, qui est plus que jamais d’actualité. La lecture du vieux Becker aura donc été au moins aussi décisive que celle de mes canards préférés.
Édito initialement paru dans la newsletter musique du 1er septembre 2023. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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