“Anatomie d’une chute”, “Le Procès Goldman”, “Saint Omer”… le cinéma français raffole plus que jamais des prétoires. Pourquoi tant de toges ?
Le carton du quatrième film palmé d’or de Justine Triet ne devrait pas inspirer un ralentissement de la tendance : le cinéma d’art et essai français se passionne de plus en plus pour le genre du film de procès. Il fut longtemps limité à un territoire collatéral du film noir ou de récits criminels historiques (Le Juge et l’assassin, Landru…), motif récurrent de quelques auteurs comme Cayatte (avocat reconverti cinéaste : Nous sommes tous des assassins…), Chabrol (L’Ivresse du pouvoir, Une affaire de femmes…) ou Clouzot qui signe le plus célèbre avec La Vérité.
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Dans la dernière décennie, on l’avait retrouvé dans une vague de films appliqués et quelque peu inoffensifs sur les institutions de la République : on poussait les portes de la cour dans L’Hermine ou Une intime conviction de la même manière que d’autres films nous ouvraient celles de l’hôpital ou de l’école.
Ce qui a changé récemment, c’est l’irruption très régulière dans le champ du cinéma d’auteur d’œuvres où le procès n’est pas une nécessité ponctuelle du récit, mais fait corps tout entier avec le film, auquel il offre non seulement son décor, mais aussi toute un organisme d’écriture et de mise en scène. Justine Triet avait d’une certaine manière initié le mouvement en 2016 avec Victoria, qui piratait néanmoins la structure établie du procès grâce à une série de déplacements oniriques : scénographie surstylisée (l’immense fond d’un rouge kubrickien), motifs de cauchemars absurdes (avocate en extrême sudation post-cuite, témoignage de dalmatien…)
Décor-dispositif
La Fille au bracelet de Stéphane Demoustier annonça sans doute en 2020 une intensification du mouvement. Ses 320 000 spectateurs accréditent le fort écho que le film trouva avec un certain état des esprits et des obsessions du moment : celle de #MeToo, d’abord, avec une histoire de meurtre agissant comme révélateur du harcèlement misogyne des jeunes filles, et celle plus généralement des faits divers trônant à l’épicentre mental d’une France suspendue aux Affaires sensibles de Fabrice Drouelle et aux docus true crime des plateformes.
Saint Omer, l’an dernier, approfondit le tir, en s’aventurant paradoxalement plus près et plus loin du réel : plus près, avec une forme de sécheresse documentaire dans la reconstitution de cette tragique histoire d’infanticide ; plus loin, le film d’Alice Diop tirant vers une forme d’abstraction purement discursive, de tribune détachée du tumulte du monde, emmenée par le débit placide de Guslagie Malanda qui signait une interprétation à rebours des standards fébriles et bégayants des personnages d’accusés. On peut la relier la même année à celle de Dimitri Doré dans Bruno Reidal, dont les pensées criminelles sèchement exposées – reprenant le texte du journal intime du véritable Reidal – ont ce même flegme théorique.
Avec Anatomie d’une chute – et il faut évoquer également la sortie prochaine du Procès Goldman de Cédric Kahn où la coïncidence (mais il n’y a pas de coïncidences) veut que l’avocat du militant communiste soit joué par le coscénariste et conjoint de Justine Triet, Arthur Harari –, le cinéma français le plus plébiscité semble s’installer pour de bon dans un lieu qui n’est plus seulement celui de la reconstitution historique, ni celui de la tribune sociétale, mais qui apparaît comme une machine physique et mentale, un décor-dispositif qui permet au film de se déplacer librement dans un entrelacement de temporalités, d’hypothèses, d’archives, de points de vue et de tenir sans aucun problème ses deux heures quarante.
Dans un film de procès, le monde est gelé
Le cinéma français devient un procès, un grand cerveau judiciaire. Le film est très grand, et en même temps offre l’occasion de s’interroger sur le fait que le film de procès est aussi une forme d’instrument de substitution, qui subroge son dispositif de mise en scène en adoptant en lieu et place le décorum de la justice. Le protocole des dépositions, des réquisitoires et des plaidoiries pose une armature au scénario. Le défilement des témoins offre un cadre idéal à la notion de point de vue, de prismes subjectifs apposés à une même série d’événements, ce qu’une narration in medias res rendrait de façon moins explicite. La scénographie autorise, et même encourage la tirade, ce qui peut pousser certains auteurs (pas Triet) à inoculer dans leurs films des retranscriptions littérales de leurs intentions, avec le risque du sermon ou du morceau de bravoure.
Mais ce que la vogue des films de procès, parallèlement sans doute à un retour en force de la psychanalyse (En thérapie) nous dit surtout, c’est à quel point nous sommes en demande d’une narration analytique, située dans un second temps après les faits qu’elle traite. Dans un film de procès, le monde est gelé : sa marche s’est arrêtée pour le temps de son examen, de son anatomie. Le lieu lui-même évoque le purgatoire, le jugement dernier : il n’y a plus de dehors, tout est au passé et l’heure est venue de faire les comptes. Le film de procès est le genre-symptôme d’une société elle-même judiciarisée, et qui l’est à juste titre, car elle a trop de choses non jugées à régler pour parvenir à se projeter. C’est le genre naturel d’une fin de l’impunité.
Quel sera le prochain temps de cette vague de grands films judiciaires ? Peut-être celui de films qui casseront cette espèce de froideur légiste, et où le procès ne sera plus seulement le temps de l’examen, mais celui d’un monde à nouveau en action, avec à l’intérieur même de ce dispositif objectiviste, la réintroduction de la perversion, de la corruption, de la machination, du mensonge. C’est un vrai défi d’écriture – mais il peut être relevé, comme en atteste un des plus grands films de procès de tous les temps, qui ressort en salles cet automne, le 1er novembre : La Poison de Sacha Guitry.
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