Le nom d’Edward Bunker (1933-2005) ne dit peut-être rien à certains d’entre vous, mais rencontrer un tel homme suffit à justifier vos vingt-six années dans ce métier. “Eddie” Bunker, c’était Mr. Blue, que l’on voit brièvement dans le prologue de Reservoir Dogs. Tarantino admirait Eddie ; William Styron ou James Ellroy aussi, qui signèrent des […]
Le nom d’Edward Bunker (1933-2005) ne dit peut-être rien à certains d’entre vous, mais rencontrer un tel homme suffit à justifier vos vingt-six années dans ce métier. « Eddie » Bunker, c’était Mr. Blue, que l’on voit brièvement dans le prologue de Reservoir Dogs. Tarantino admirait Eddie ; William Styron ou James Ellroy aussi, qui signèrent des préfaces de ses livres. Car Bunker était romancier ; il a entre autres écrit Aucune bête aussi féroce (adapté au cinéma par Ulu Grosbard, en 1978, sous le titre Le Récidiviste, avec Dustin Hoffman), La Bête contre les murs (adapté par Steve Buscemi, en 1992, sous le titre Animal Factory), ou encore L’Éducation d’un malfrat.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Avant de devenir écrivain, Bunker était taulard professionnel. Sa bio ferait passer Booba et Rohff pour des boloss en couches-culottes. Eddie n’a pas posé au gangsta ; il a braqué des banques, planté des codétenus, passé une vingtaine d’années derrière les barreaux. Il aurait pu rédiger le Michelin du système répressif américain : Vacaville, Folsom, San Quentin, Marion, il les a toutes testées. Quand Johnny Cash donnait ses fameux concerts en taule, Eddie était dans le public. De son expérience pénitentiaire et de son analyse, il fera la matière même de ses fabuleux livres, classiques du roman noir et de la littérature de prison.
Quand je vais le voir chez lui, dans un petit pavillon anonyme d’Hollywood, c’est un placide bonhomme proche de la soixantaine, qui porte les stigmates d’une existence de bruit et de fureur : muscles saillants, peau tavelée, tatouages, mâchoire épaisse, cigare, timbre de voix granuleux, mais, surtout, regard d’une effrayante intensité. Interviewer Bunker, c’est dérouler l’incroyable roman noir d’un Mesrine puissance mille : enfance ballottée entre parents divorcés et démissionnaires, maisons de redressement, rejet de toute autorité et apprentissage de la rue. « Mes fréquentations étaient plus âgées que moi. C’étaient des filous, des truands à la petite semaine, des fouteurs de merde. » En taule, il dévore les bouquins (John Dos Passos et Theodore Dreiser ont ses faveurs), puis rêve de devenir écrivain, à l’image du célèbre écrivain-taulard Caryl Chessman. L’épouse du producteur Hal B. Wallis le prend sous sa protection, lui offre une machine à écrire.
« Dedans, c’est clair, vous êtes en taule. Mais dehors, vous avez la trentaine, pas de diplôme, pas de relations… Je n’avais que deux solutions : écrire ou voler. »
Ça prendra quelques décennies mais il y arrivera, avec un article dans Harper’s, puis la parution d’Aucune bête aussi féroce (1973).
Il m’emmène faire un tour dans son cabriolet rouge. Au croisement de Rossmore et de Beverly, il me lance : « Il y a eu une course-poursuite après un deal d’herbe et j’ai emplafonné ma voiture à ce carrefour. Au passage, j’ai amoché trois autres bagnoles et une camionnette. L’ironie, c’était de vivre ça dans les rues d’Hollywood. Tout ce que cette ville s’ingénie à fabriquer en faux pour faire rêver les gens, je le vivais. »
Depuis qu’il est définitivement sorti de prison en 1975, Eddie Bunker vit de sa plume. Romans, mais aussi scénario du Runaway Train d’Andreï Kontchalovski, conseil sur le Heat de Michael Mann, panouilles chez Walter Hill, Tarantino ou Buscemi… Je lui demande s’il ne s’ennuie pas et ne serait pas prêt à replonger, à l’instar d’un de ses personnages : « Non, je suis trop vieux. J’ai enfin une existence stable. Toute ma vie, je me suis senti comme un léopard sauvage au milieu d’un troupeau de chats domestiques. C’est le passé. Maintenant, je suis écrivain. »
{"type":"Banniere-Basse"}