Palme d’or au dernier Festival de Cannes, “Anatomie d’une chute” sort en salle. Une œuvre magistrale qui met en lumière le parcours atypique d’une cinéaste qui cherche, qui doute et se renouvelle à chaque film, entourée par une équipe aussi aventureuse qu’elle.
Cannes, le 27 mai dernier. Combinant à la perfection la décontraction et l’autorité, Jane Fonda s’apprête à remettre la Palme d’or de la 76e édition du festival. Elle évoque sa première venue à Cannes soixante ans plus tôt. À l’époque, aucune réalisatrice ne figurait dans la compétition. L’actrice américaine se réjouit que cette année sept femmes cinéastes aient été en lice. Elle ignore encore que, quelques minutes plus tard, le président du jury Ruben Östlund prononcera le nom de l’une d’elles : Justine Triet, pour Anatomie d’une chute.
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L’annonce fait figure de coup d’éclat à plusieurs titres : 1/ c’est la deuxième fois en deux ans que la Palme est remise à une réalisatrice française ; 2/ si le cinéma de Justine Triet bénéficiait d’une vraie cote d’amour auprès des cinéphiles français·es, et même d’un public assez large (Victoria, 650 000 entrées), un tel sacre propulse la cinéaste de façon éclatante sur la scène du cinéma d’auteur mondial ; 3/ le discours tonitruant de Justine Triet sur la scène du palais, sa critique vigoureuse des agissements du gouvernement sur la question de la réforme des retraites et l’expression de ses craintes sur la politique culturelle en cours en ont fait en quelques minutes une personnalité publique controversée, un trending topic sur Twitter, une figure critiquée ou défendue par une pléiade de personnalités politiques de tous bords. Tout s’est transformé en un soir.
L’heure de la reconnaissance
Pour nous, qui suivons son travail depuis ses débuts avec un intérêt particulièrement vif, il s’agit plutôt d’autre chose : un processus de maturation qui permet soudain à une œuvre de rencontrer une adhésion plus large, la juste reconnaissance d’un parcours de cinéaste qui, en quatre longs métrages, a su creuser un sillon très personnel en remettant en jeu à chaque film les outils formels pour le faire. De la forme très libre empruntée au cinéma direct de La Bataille de Solférino (2013) au classicisme majestueux d’Anatomie d’une chute (2023), de la comédie loufoque Victoria (2016) au mélodrame sinueux Sibyl (2019), ce qui fascine le plus, c’est le jeu égal entre la cohérence (des motifs, des thèmes…) et le renouvellement (des genres, des formes). Comme le dit le producteur de ses deux derniers longs métrages David Thion : “Le talent de Justine est vraiment protéiforme. Elle ne cesse d’approfondir des thèmes qui la hantent, tout en se renouvelant.”
Ce qui frappe aussi dans ce parcours, c’est la régularité de sa progression vers la reconnaissance. À chaque nouveau film, un palier est franchi, avec le Festival de Cannes comme baromètre. En dix ans, Justine Triet est passée de la plus contrebandière des sections cannoises (l’ACID pour La Bataille de Solférino, refusé partout ailleurs) à la Palme d’or, en passant par l’ouverture de la Semaine de la critique (Victoria) puis la compétition (mais pas de prix pour Sibyl).
“Par le côté”
Dix ans, un chiffre rond idéal pour les regards rétrospectifs et les bilans d’étape, mais Justine Triet hésite à y céder : “Je fuis un peu ça, j’ai du mal avec l’idée d’un cycle clos, comme si quelque chose se finissait. Mais comme tout le monde m’amène à le faire, j’y suis un peu obligée. En fait, c’est un peu plus de dix ans, car avant La Bataille de Solférino, j’ai fait pendant de nombreuses années des courts métrages, dont certains n’étaient pas très exposés. Ce que je retiens de cette première partie de parcours, c’est qu’il y a quelque chose d’assez beau à ce qu’une consécration aussi officielle qu’une Palme d’or puisse sanctionner un parcours aussi atypique que le mien. Car je suis vraiment entrée dans le cinéma par le côté, pas du tout de façon classique, presque par hasard… Enfin, disons plutôt que ça a été un jeu de hasards et d’obsessions.”
“Par le côté” signifie pour Justine Triet qu’elle n’a pas fait d’école de cinéma. “À vrai dire, avant l’âge de 23 ou 24 ans, je n’avais même pas imaginé tourner un jour un film.” Son rapport à l’expression artistique passe d’abord par la peinture, qu’elle pratique depuis l’adolescence. Jusqu’à son entrée aux Beaux-Arts. Son compagnon d’études, le peintre Thomas Lévy-Lasne (avec qui elle est restée très liée et qui est intervenu sur l’écriture de Victoria) se souvient : “En fait, c’est moi qui l’ai convaincue de laisser tomber la peinture ! [rires] Aux Beaux-Arts, Justine a découvert d’autres modes d’expression. La vidéo plasticienne, le montage… On a même écrit un long métrage ensemble, que nous n’avons pas réussi à faire. J’étais amoureux d’elle, on s’est séparés, mais on est restés amis.”
“Le milieu de l’art me paraissait trop élitiste, trop fermé. J’avais envie de filmer ce qui se passe dans la ville” Justine Triet
Son père ayant été projectionniste, notamment à L’Entrepôt, un cinéma d’art et d’essai parisien, Justine se souvient d’avoir vu des films enfant, sans que cela ne soit vraiment marqué. Jusqu’à sa découverte des films de John Cassavetes, son premier choc cinéphilique, puis de cinéastes découverts aux Beaux-Arts : le cinéma expérimental américain (Shirley Clarke, Jonas Mekas…), le documentaire (Wiseman, Depardon…). À sa sortie des Beaux-Arts, dans la première moitié des années 2000, la jeune fille sait qu’elle veut faire des films alors qu’elle se dit avoir été “fabriquée pour travailler toute [sa] vie dans l’art contemporain”. “J’ai même eu mon diplôme avec les félicitations du jury. Mais le milieu de l’art me paraissait trop élitiste, trop fermé. J’avais envie de filmer ce qui se passe dans la ville.”
Elle se lance donc dans le cinéma sans du tout savoir comment il se finance. “Longtemps, j’ai travaillé hors économie. Je vivais de boulots temporaires : j’ai été serveuse, ouvreuse au Théâtre du Châtelet, au RSA… J’ai eu mon premier cachet pour le moyen métrage Vilaine Fille, mauvais garçon (2012). Ça faisait déjà six ou sept ans que je faisais des films, et j’avais plus de 30 ans. L’argent n’est entré dans l’histoire de ce que je fais qu’avec Victoria. Ne sortant pas de la Fémis, je n’ai pas été éduquée dans le souci d’une professionnalisation. Longtemps j’ai pensé que la seule façon de faire des films était de séduire des gens pour qu’ils acceptent de tout faire ou tout prêter gratuitement !” [rires]
À cette ignorance des rouages institutionnels du cinéma s’allie une méthode acquise aux Beaux-Arts, consistant à maîtriser seule toutes les étapes de fabrication de son travail. Emmanuel Chaumet, producteur des deux premiers longs de Justine Triet, en témoigne : “Justine n’a pas de problème avec la technique, est très à l’aise avec le montage, sait utiliser les logiciels, les caméras. Elle peut faire un film seule.”
Esprit de bande
Très autonome, la jeune artiste va néanmoins très sciemment savoir s’entourer. À sa sortie des Beaux-Arts, elle se constitue une bande. Après Thomas Lévy-Lasne, par l’entremise d’une amie commune, elle devient proche du futur écrivain Aurélien Bellanger. Il participe même à l’un de ses premiers courts, Sur place, à partir d’images prises pendant les grandes manifs contre le CPE en 2006. Aurélien Bellanger : “À l’époque, nous n’étions infiniment personne. Je me souviens de soirées passées dans l’espace hyper-resserré d’une cuisine. Mais on s’est aidés, on s’est soutenus, et on a réussi à s’élever. Je pense qu’un des outils, c’est la dureté du regard qu’on avait chacun sur le travail des autres. On n’a jamais hésité à se dire des choses désagréables, et ça nous a permis d’avancer.”
À ce groupe s’adjoint ensuite Arthur Harari, cinéaste réputé qui devient son compagnon puis le coauteur de Sibyl et Anatomie d’une chute, et Laetitia Dosch, avec laquelle Justine Triet tourne son dernier film court, Vilaine Fille, mauvais garçon (avec Thomas Lévy-Lasne pour partenaire). Le film est un succès en festival. Avec son producteur Emmanuel Chaumet, elle tente l’aventure du long.
Même s’il ne rassemble que 30 000 spectateur·rices, La Bataille de Solférino marque fortement tous·tes ceux et celles qui le voient. Le récit se déroule en un jour, celui de l’élection de François Hollande. Un homme à cran et une femme hors d’elle se hurlent dessus, tandis qu’autour des milliers de militant·es socialistes attendent le cœur battant la victoire espérée de leur candidat. L’homme et la femme au centre du plan sont des acteur·rices dans une fiction (Vincent Macaigne et Laetitia Dosch), mais la foule qui les entoure est composée de gens filmés à leur insu qui en ignorent tout. L’un et l’autre pourtant s’articulent. Quelque chose de la France au sortir de cinq ans de sarkozysme, son état d’irritabilité extrême et de délitement, souffle dans le film et paraît contaminer jusqu’au plus intime des relations individuelles.
Quelque chose de l’air du temps
Vincent Macaigne et Laetitia Dosch incarnent fortement l’état d’une génération, celle d’intellos trentenaires précaires, un peu schlag, un peu cool, et suscitent une forte adhésion de niche. Les spectateur·rices du film s’y sentent représenté·es. Dans le même temps, au Festival de Cannes, est présenté La Fille du 14 Juillet d’Antonin Peretjatko, interprété aussi par Vincent Macaigne et produit par Emmanuel Chaumet, également producteur des films de Sophie Letourneur (que Justine Triet apprécie beaucoup). La presse parle déjà de “nouvelle Nouvelle Vague”, ou de “mini-vague”, comme le titre avec malice Télérama.
Laetitia Dosch : “Cette année-là, une énergie très spéciale débarquait à Cannes. Celle de la jeunesse, d’un renouveau…” Quelque chose de l’air du temps et un élan très vivace traversent en effet tous ces films, auxquels il faut adjoindre ceux de Virgil Vernier (qui joue dans La Bataille…) ou Guillaume Brac (qui a fait débuter Vincent Macaigne au cinéma). Vincent Macaigne : “Il s’est joué quelque chose de générationnel, c’est sûr. Moi, je venais du théâtre et je n’y avais pas trouvé cette énergie de bande, ce plaisir amical. L’urgence à faire les choses suffisait à ce qu’elles se fassent. Même sans argent, de façon assez bohème. Cette atmosphère de liberté et de confiance devait bien sûr beaucoup à Emmanuel Chaumet, producteur prêt à se lancer dans des films sans avoir tout l’argent pour.” Avec La Bataille de Solférino, l’ancienne étudiante des Beaux-Arts qui se trouvait trop confinée dans le milieu de l’art et voulait “filmer la ville” exauce en tout cas son désir intrépide de partir à l’assaut d’un réel plus vaste qu’elle, impossible à réguler (la foule, son chaos, le peuple).
Les styles Triet
La gageure formelle de La Bataille de Solférino est si forte et si brillamment exécutée qu’on pensait avoir identifié pour toujours une écriture, combinant cinéma-vérité et résurgences de Cassavetes. Or les films suivants rompent abruptement avec ce qu’on pensait être le style Triet. D’abord en termes de production : les films sont bien financés, presque opulents, interprétés par des acteurs et actrices connu·es (Virginie Efira, Vincent Lacoste, Gaspard Ulliel, Melvil Poupaud, Niels Schneider…). Ils s’inscrivent dans des genres répertoriés (comédie, mélodrame, thriller pour Anatomie d’une chute), et surtout la mise en scène paraît tout à coup organiser un monde, avec la rigueur et l’élaboration d’un Hitchcock ou d’un Preminger – aux antipodes du filmage à l’épaule de La Bataille… “J’ai tout de suite été saisie par sa capacité à réorienter les choses”, dit aujourd’hui Virginie Efira, avant d’ajouter : “Sa maîtrise n’est jamais satisfaite d’elle-même.”
“Sa maîtrise n’est jamais satisfaite d’elle-même” Virginie Efira
Si Victoria est un grand succès public, Sibyl déçoit un peu. Le film réunit près de 350 000 spectateur·rices, ce qui n’est pas rien, mais ne représente que la moitié des entrées de Victoria pour un budget double. Marie-Ange Luciani, coproductrice de Sibyl et Anatomie…, commente : “Beaucoup de cinéastes souffrent d’une incapacité à l’autocritique qui est très destructrice. Justine, c’est l’inverse. Elle ne dit jamais : ‘Je suis satisfaite de ce que j’ai fait, les gens n’ont pas compris : tant pis !’ Elle est capable de se demander tout de suite ce qui a merdé.” “La phrase de François Truffaut sur chaque nouveau film qui est fait contre le précédent me hante, dit Justine Triet. J’adore un cinéaste comme Hong Sang-soo, qui creuse toujours le même sillon. Mais moi j’ai l’impression de devoir tout remettre à plat à chaque fois.”
De fait, Anatomie d’une chute est formellement très opposé à Sibyl. Le précédent film composait un millefeuille où s’enchevêtraient les arcs narratifs, les temporalités, les personnages secondaires. Un tel patchwork faisait indéniablement la beauté du film, au risque de perdre certain·es spectateur·rices. Anatomie d’une chute est en revanche une ligne droite, linéaire, épurée, dont chaque scène vise à élucider le même noyau d’interrogations : cette femme est-elle coupable ? Qu’elle le soit ou pas, pourquoi aurait-elle pu l’être ?
“Justine est très démocratique : tout le monde participe” Marie-Ange Luciani
Cette “remise à plat” de son cinéma et de ses acquis que décrit la cinéaste passe aussi par une certaine conception du collectif. Marie-Ange Luciani raconte que ce qui frappe d’abord sur les tournages de Justine Triet, c’est l’extrême horizontalité de leur fonctionnement. “Justine est très démocratique : tout le monde participe.” Justine Triet : “Oui, c’est vrai, je donne à chaque poste beaucoup de champ. J’encourage tous mes collaborateurs à avoir un regard sur le film dans sa globalité et à sortir de la simple tâche qui lui est assignée. Ça peut être déstabilisant que je demande l’avis de tout le monde sur tout. On peut se dire : ‘Elle manque de confiance en elle.’ Pour moi, le tournage est le terrain du doute. Les endroits de décision sont l’écriture et le montage. Sur un plateau, on cherche, on essaie de ne pas simplement dérouler un planning. C’est particulièrement vrai pour Anatomie d’une chute, qui était très écrit, très contrôlé jusque dans les moindres détails de l’image. Mon obsession quand je tourne devient de faire entrer de la vie, de trouver quelque chose qui me dépasse, que quelque chose court-circuite ma petite musique.”
Jeux de double
Si chacun·e peut intervenir au-delà de sa fiche de poste, c’est peut-être à l’endroit du rôle principal, jusqu’ici systématiquement féminin, que se brouille le plus fortement la question des places. Entre la réalisatrice et l’actrice, une interpénétration s’opère. “Dès son moyen métrage Vilaine Fille, mauvais garçon, j’ai senti que Justine s’inspirait de moi, raconte Laetitia Dosch. Ma façon de bouger, de parler devenait la matière du film. Grâce à ses films, je me suis vue, j’ai saisi quelque chose sur ma façon d’être. Tout de suite, dans son cinéma, je me suis sentie comprise.”
Justine Triet cherche-t-elle chez ses actrices un double fictionnel ? “Pas tout à fait, répond Virginie Efira. Dans Victoria ou Sibyl, j’avais le sentiment que je jouais un être mi-Justine, mi-moi. Je lui ai piqué plein de choses d’ordre physique et psychique : le chaos interne, la manière dont toutes les séquences de l’existence se côtoient et s’entrechoquent à l’intérieur, mais aussi une manière de bouger ses grandes jambes, de rire pour détourner une gêne, d’écouter, une féminité totalement débarrassée de minauderie… Ça a déterminé quelque chose chez moi dans tout ce qui a suivi. Je suis absolument certaine que son cinéma appelle ce type de fusion.”
“C’était évidemment impossible d’aborder ce film sur l’égalité dans le couple sans y mettre des choses très personnelles” Justine Triet
Autre partenaire-clé : sur Anatomie d’une chute, comme sur Sibyl, le coscénariste est son compagnon, Arthur Harari, lui-même cinéaste (Diamant noir, Onoda). Cette histoire de délitement d’un couple d’écrivain·es raconte des choses si dures, si violentes sur la rivalité artistique dans un ménage, la douleur à combiner une vie familiale et une activité de création, voire le désir de mort qui en découle, qu’on s’inquiète un peu des liens qu’entretient le film avec la vie affective du couple de cinéastes qui l’a conçu. “C’était évidemment impossible d’aborder ce film sur l’égalité dans le couple sans y mettre des choses très personnelles. Quand tu fais le même métier que ton mec, tout en élevant les mêmes enfants, tu te cognes forcément aux questions que pose le film.”
Justine raconte aussi qu’il lui paraissait indispensable que ce récit de confrontation violente entre une femme et un homme soit écrit avec un homme. “Je sais que je malmène souvent les hommes dans mes films. J’avais envie que l’écriture de cette histoire soit comme un match qu’on jouait ensemble, une bataille d’idées. Mais je ne pensais pas qu’on consacrerait trois ans de notre vie ensemble à ce film. Au départ, Arthur devait juste me donner un coup de main. Puis le confinement est arrivé…”
“Ce qui nous faisait le plus peur, c’était de nous dire ‘Ils vont croire que c’est nous ! Ils vont croire que c’est nous !’” Arthur Harari
La fiction d’Anatomie…, dans laquelle un couple s’isole dans un chalet en haute montagne et se retrouve sans échappatoire face à ses démons, percute de façon troublante la façon dont le film s’est écrit. Arthur Harari : “En effet, on commençait à peine à réfléchir au film lorsqu’il a fallu nous confiner. Nous étions en dehors de Paris, avec nos enfants. Tout est allé dans le sens d’une absence de méthode, de grand débordement. Nous étions dans un dialogue ininterrompu sur le film, sans aucune plage horaire. J’avais terminé à 85 % Onoda, avec pour ligne de mire une présentation à Cannes 2020. Mais le festival a été annulé. Cette suspension de la postprod de mon film, le report d’un an de sa présentation, c’était dur. J’avais l’impression que quelque chose résonnait entre le fait que je donne tout au film de Justine, tandis que le mien était suspendu, et ce que vivait le personnage masculin du film [un écrivain qui a le sentiment d’avoir sacrifié son œuvre au profit de celle de son épouse]. Pourtant, rien n’est autobiographique dans le film, nous n’avons jamais vécu les épisodes racontés. Mais le récit a forcément des implications intimes qui ne rendaient pas facile de vivre avec. Je crois que ce qui nous faisait le plus peur, c’était de nous dire ‘Ils vont croire que c’est nous ! Ils vont croire que c’est nous !’” [rires]
Justine synthétise l’opération de transformation du vécu que constitue le film : “On est partis de nos propres questionnements, mais on s’est amusés à pousser les curseurs au plus loin. La fiction est quand même un endroit où tu peux détruire les éléments de ta biographie. Tu t’en nourris et les brûles. C’est un lieu de combustion. Mais j’ai passé mon temps à dire à Arthur ‘Il ne faut pas qu’on se fasse bouffer par le film’.” Arthur : “Anatomie… est sûrement notre dernier film écrit ensemble. C’était passionnant mais trop dur. À cause du sujet, bien sûr. Et la façon dont il nous a entraînés à sa hauteur.”
Faire émerger une parole de vérité
L’incarnation du film doit-elle l’essentiel de sa puissance, sa force d’authenticité à cette mise en danger dans le réel de celui et celle qui l’échafaudent ? De façon plus large, quelles sont les conditions de production de la vérité ? Le cinéma de Justine Triet ne cesse de tourner autour de cette question. Dans les cabinets des analystes (Victoria, Sibyl), dans les cours de justice (Victoria, Anatomie d’une chute), une même recherche : la tentative douloureuse de faire émerger une parole de vérité. Dans le dernier mouvement d’Anatomie…, un enfant est même sommé dans un tribunal de décider pour tous et toutes de ce qui restera comme la vérité. Quand on interroge Justine Triet sur l’insistance dans son œuvre de ce questionnement, elle court d’un souvenir à l’autre. Se remémore que, lorsqu’elle était aux Beaux-Arts par exemple, elle n’aimait rien tant que fréquenter les tribunaux comme spectatrice, se passionnait pour les comparutions immédiates. “J’étais déjà obsédée par ces questions-là.”
”Cette frayeur d’un récit qui peut nous échapper et l’idée que le cinéma est le lieu pour figer quelque chose de la vérité” Justine Triet
En remontant plus en avant, elle en vient à son enfance, “élevée dans la marginalité” selon ses mots, avec des parents bouddhistes, des étés passés dans une communauté. “Mon père était un type mystérieux. Il a vécu avec trois femmes successives. Je suis l’enfant de la deuxième. J’ai grandi dans la mythologie de ce qu’il avait vécu enfant. Et je me confrontais sans cesse à des versions différentes…” On lui demande si, comme l’enfant de son dernier film, elle a choisi sa vérité. Elle répond que non. “Mais j’ai fait une crise d’adolescence très tardive, à 27 ans. J’envoyais des lettres à ma famille, je réglais des comptes. Quand je suis entrée aux Beaux-Arts, j’ai vécu l’internement de mon frère, qui a un an de plus que moi. Il subissait des traitements très lourds. Je me suis retrouvée subitement projetée dans l’univers très violent de la psychiatrie. Ça a été un moment de positionnement de chacun et un grand bouleversement. Quelque chose de très dur et très fondateur. Probablement que cette frayeur d’un récit qui peut nous échapper et l’idée que le cinéma est le lieu pour figer quelque chose de la vérité sont liées à ces événements-là.”
C’est aussi à une forme de manipulation particulièrement retorse de la vérité que s’est confrontée Justine Triet dans les heures qui ont suivi la remise de la Palme d’or. Moins d’une heure après son discours, la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, twittait qu’elle était “estomaquée par son discours si injuste” et ajoutait : “Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma.” Le lendemain, la ministre dégainait même l’adjectif “ingrat”, suggérant avec mauvaise foi que les cinéastes français·es étaient redevables aux finances publiques et/ou au gouvernement.
“La plus dangereuse de ces fausses informations consiste à laisser penser que le cinéma français est financé par les impôts des Français et non par un système redistributif autonome” Justine Triet
Justine Triet a choisi de ne pas répondre dans les jours qui ont suivi le festival. Mais y revient maintenant : “Mes propos ont été détournés, à l’inverse de ce que j’avais voulu produire. La fragilisation du système actuel, je m’en inquiète moins pour moi que pour la génération de cinéastes qui vient. Les interventions des responsables politiques qui ont suivi mon discours ont déclenché sur les réseaux sociaux toute une série de fausses informations sur le système de financement du cinéma français. La plus dangereuse consiste à laisser penser que le cinéma français est financé par les impôts des Français et non par un système redistributif autonome reposant sur les ventes de billets et sur le chiffre d’affaires des éditeurs et distributeurs de films. Je ne regrette aucune des paroles que j’ai dites. Et je reste choquée que le gouvernement ait fait passer une loi sur les retraites dont une très large partie des Français ne voulaient pas.”
Lorsqu’on lui demande si ce backlash a terni le souvenir de ce jour de Palme, elle sourit : “Disons que c’est une séquence qui a été merveilleuse, puis violente, puis à nouveau merveilleuse. J’espère seulement que cet embrasement n’a pas abîmé la réception du film.” Le film est d’une telle force émotionnelle, d’un tel accomplissement artistique, et il porte tellement en lui non seulement l’inspiration d’une cinéaste, de ceux et celles dont elle s’entoure, mais aussi d’un système qui permet l’éclosion puis la consécration d’œuvres aussi singulières et prototypales (système qu’il convient plus que jamais de protéger), que nous sommes vraiment très peu inquiet sur ce point.
Anatomie d’une chute de Justine Triet, avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner (Fr., 2023, 2 h 30). En salle le 23 août.
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