Ces dernières années, plusieurs primo-romancier·ères sorti·es du master de création littéraire de Paris 8 ont défrayé la rentrée, au point d’en faire un acteur incontournable du secteur. Alors que cet atelier d’écriture fête ses dix ans cette année, enquête sur ce qui est devenu un véritable phénomène éditorial.
Comme lors de chaque rentrée depuis quelques années, les premiers romans que l’on remarque cet automne ont été écrits par des autrices et auteurs passé·es par un même lieu : un atelier d’écriture. Parmi tous·tes les primo-romancier·ères jeté·es dans le grand chaudron de la rentrée littéraire, celles et ceux qui marquent – Léna Ghar (Tumeur ou tutu chez Gallimard), Élise Goldberg (Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie chez Verdier), Eden Levin (Jeudi chez Noir sur Blanc), Vidya Narine (Orchidéiste chez Les Avrils), Constance Rutherford (Vierge chez HarperCollins) – ont en commun d’être passé·es par le master de création littéraire de Paris 8.
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Émanation de la fac de Saint-Denis, la formation a réussi à bousculer le paysage littéraire germanopratin, et nombre d’auteur·rices qui en sont sorti·es ont cartonné dès leur premier roman : Fatima Daas, Mattia Filice, Diaty Diallo, Polina Panassenko, pour n’en citer que quelques-un·es. Un succès qui fait des émules : cette année, 400 candidat·es ont postulé pour 20 places disponibles.
Transdisciplinarité, collectif, horizontalité
Dans un pays où le mythe de l’écrivain·e solitaire est tenace, le phénomène interpelle. Pourquoi décide-t-on un jour de suivre une telle formation au lieu d’écrire un roman dans sa chambre ? “J’ai découvert ce master dans un article du Monde, se souvient Élise Goldberg. Je me suis dit que c’était exactement ce dont j’avais besoin. Pour m’autoriser à écrire, il fallait que ce soit inscrit dans un cadre.”
Mattia Filice, qui a publié en janvier dernier Mécano chez P.O.L, raconte : “J’écrivais depuis des années sans vraiment croire à mon écriture, je ne proposais pas mes textes à des éditeurs. J’ai postulé et si je n’avais pas été pris, j’aurais continué à postuler. J’en avais besoin pour avoir confiance en moi.” Fatima Daas, Prix Les Inrockuptibles du premier roman 2020 pour La Petite Dernière (Noir sur Blanc), choisie pour la couverture de notre numéro de rentrée, se souvient : “J’avais entendu parler du master juste après avoir eu mon bac L, j’avais déjà envie de postuler. Je l’ai rejoint après une licence de lettres modernes. J’avais envie de me concentrer sur l’écriture, j’étais obsédée par l’idée de terminer quelque chose.”
La qualité du master tient d’abord à l’équipe encadrante, constituée d’enseignant·es chercheur·ses qui sont aussi des romancier·ères : Vincent Message, Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel – qui l’ont créé –, ou encore Mathieu Bermann, Sylvain Pattieu, Christine Montalbetti. Une équipe qui, dès le départ, souhaitait éviter certains écueils, notamment celui de produire une littérature formatée. Dix ans plus tard, force est de constater que, d’Anne Pauly à Seynabou Sonko, en passant par David Lopez et Diaty Diallo, le pari est tenu. La “méthode Paris 8” tient en quelques mots : transdisciplinarité, collectif, horizontalité. Outre leur projet personnel, les étudiant·es produisent des textes et performances en commun, travaillent avec des institutions extérieures à la fac comme le Centre national de la danse à Pantin ou les bibliothèques de Seine-Saint-Denis.
“On n’apprend pas des trucs, des ficelles, pas même des techniques. J’étais d’ailleurs surprise en arrivant, note Élise Goldberg. On n’a pas de conseils du type : ‘Voilà comment accrocher le lecteur.’” Christine Montalbetti explique : “Deux enseignants suivent les projets personnels en alternance. C’est important, car notre parole peut avoir de l’influence, il est bon que deux personnes différentes donnent leur avis sur les textes.” Et les étudiant·es lisent leur manuscrit à tour de rôle devant la classe, chacun·e étant invité·e à donner son opinion. “On cherche collectivement des pistes d’amélioration”, résume Christine Montalbetti.
Le résultat de ces lectures partagées est une multiplication du nombre de regards sur chaque manuscrit. Mattia Filice confirme : “C’est un apport considérable et les intervenants nous aident à développer un regard critique sur notre texte et ceux des autres.” “Le master m’a appris à me faire confiance, reconnaît Fatima Daas. À un moment donné, j’ai réussi à être au plus près de moi-même, de mes choix. J’ai appris à revenir à ce que j’avais envie d’écrire et à comment j’avais envie de l’écrire. Je me suis sentie portée par ma promotion, on m’a dit : ‘Ça y est, t’as trouvé ton roman’.”
Un public (un peu) plus hétérogène
De toute évidence, la méthode Paris 8 concourt à faire émerger des talents originaux. “Cela fait naître des écritures diverses et intéressantes, estime Frédéric Boyer, patron de P.O.L. Mattia Filice, ils l’ont poussé à développer une forme, alors qu’ils auraient pu l’encourager à un récit plus classique.” Camille Paulian, agente littéraire, remarque : “Participer à ce master conduit à réfléchir à la forme. On voit bien que tous ces auteurs se sont interrogés là-dessus. Leurs livres sont très pensés.”
“On assiste à une sorte d’audace, d’expérimentation littéraire avec des auteurs qui se libèrent des catégories, estime Manon Frappa, éditrice pour la collection “Notabilia” des éditions Noir sur Blanc. Le public est prêt et ces auteurs impulsent ça. Je pense que c’est dû au fait de se lire les uns les autres : en cherchant leur voix propre tout en étant confrontés à celle des autres, ils doivent affirmer leur individualité face au collectif.”
Une des caractéristiques de ce master est l’hétérogénéité. Les étudiant·es ne sont pas séparé·es selon leur genre littéraire (poésie, fiction, polar, etc.) et seule une partie d’entre elles et eux a suivi des études de lettres. Certain·es sortent des beaux-arts ou viennent du théâtre, d’autres sont en reprise d’études. “On tente de composer une classe avec différents types de parcours, d’origine sociale, d’identité”, souligne Lionel Ruffel.
Le master est implanté en Seine-Saint-Denis, lieu symbolique de la banlieue parisienne, et l’équipe enseignante est “attentive au multiculturalisme”, selon lui : “On ne voulait pas recréer une forme de littérature bourgeoise dans un endroit qui ne l’est pas. Notre raison d’être est de favoriser des voix qui ont été invisibilisées. Le monde éditorial a envie de les rencontrer aujourd’hui.” Mattia Filice, cheminot, remarque toutefois : “Même s’il y a plus de diversité que dans d’autres filières, il y avait peu de travailleurs manuels comme moi, mais des gens qui avaient fait l’ENS ou l’École du Louvre. Certains avaient des origines populaires mais étaient très ancrés dans un cursus universitaire plutôt normé.”
Un master connecté au monde de l’édition
Autre atout (précieux) de la formation de Paris 8 : faciliter le contact avec le monde de l’édition. Même si tous·tes les étudiant·es sorti·es de ce master ne publieront pas, sa fréquentation est une aide certaine pour y parvenir. Car les enseignant·es, tous·tes lié·es au monde éditorial, peuvent leur conseiller d’envoyer un manuscrit à telle maison d’édition plutôt qu’à telle autre – “Les étudiants ne savent pas toujours quels sont les éditeurs qui leur ressemblent”, souligne Christine Montalbetti – ou même le transmettre dans leur propre maison. D’une façon plus générale, aujourd’hui, nombre d’éditeurs et éditrices accordent un intérêt particulier à ce qui sort de Paris 8.
“C’est devenu un acteur incontournable”, confirme Manon Frappa. “Les éditeurs savent que le manuscrit a été travaillé pendant deux ans avec des professionnels, dans un environnement qui favorise la créativité, estime Lionel Ruffel. C’est une sorte d’intermédiation.” Avec un possible effet pervers : qu’un tel master dispense les éditeur·rices de faire de l’editing en leur fournissant des manuscrits clé en main sur lesquels ils et elles n’ont pas besoin de travailler. “Ça n’a pas transformé mon métier, relativise Frédéric Boyer. La question, c’est la mission. Il ne faut pas que ces masters deviennent des sortes d’officines au service des maisons d’édition.” Car une formation financée par de l’argent public n’est pas censée être au service d’entreprises privées.
Le master de Paris 8 possède en tout cas un avantage sur ceux des universités de province : il est proche géographiquement de la capitale et les éditeur·rices peuvent se rendre facilement aux soutenances en fin d’année. Lors de ce moment-clé, chaque étudiant·e présente son texte devant un jury composé d’enseignant·es et de professionnel·les, ce qui peut représenter une opportunité de publier. C’est lors d’une de ces soirées que Fatima Daas a été repérée par son éditrice.
Le chemin des manuscrits peut être plus sinueux. Ainsi du premier roman d’Élise Goldberg chez Verdier, formidable texte composite où souvenirs, questionnements et anecdotes élaborent autour du frigo du grand-père ashkénaze une réflexion sur la culture yiddish et la mémoire familiale. L’autrice raconte que le manuscrit envoyé à l’éditeur était différent du projet travaillé durant les deux ans du master : “La thématique était déjà là, mais la forme a changé, sans doute grâce à l’émulation et à la découverte d’une littérature vers laquelle je ne serais pas allée. Je m’étais lancée dans un roman de facture classique, car c’est ce que je connaissais, mais à Paris 8 j’ai été confrontée à des textes de l’ordre du fragment, ça a transformé mon écriture.”
Eden Levin n’avait pas terminé son roman lors de sa soutenance, mais Camille Paulian, qui faisait partie du jury, l’a remarqué et lui a proposé de devenir son agente. “Il a continué à écrire, il y a eu deux ou trois allers-retours, il l’a terminé et on l’a présenté chez ‘Notabilia’”, se souvient-elle.
Faire de l’écriture son métier
Mais Paris 8, après avoir brisé certaines habitudes, ne serait-il pas en train de créer un nouvel entre-soi ? Manon Frappa remarque : “Le monde de la littérature s’ouvre et il y a toutes sortes de nouvelles dynamiques. Le fait que ce lieu existe permet à des auteurs qui auraient eu du mal à être visibles d’avoir leur chance, ça reste plutôt vertueux.” “Il y a eu une époque où beaucoup de premiers romans étaient écrits par des gens du sérail, rappelle Camille Paulian. Il y a quinze ou vingt ans, quand on grattait un peu, les primo-romanciers étaient la fille ou la nièce ou le cousin.”
L’agente littéraire, qui représente plusieurs ancien·nes de Paris 8, pointe une autre caractéristique chez ces étudiant·es : ils et elles partent du principe qu’écrire sera leur métier. “Ils ont tous consacré deux ans à ça, ils se donnent les moyens d’en faire quelque chose dont ils puissent vivre.” Paris 8 les aide à trouver leur place dans un paysage en mutation.
L’écriture devient un moyen de subsistance, pas tant grâce à la vente d’ouvrages que par toutes sortes de sources de revenus auxquelles une publication permet d’accéder, comme des résidences, des bourses, des animations d’ateliers d’écriture. La politique publique du livre ayant explosé sur tout le territoire, avec l’organisation de festivals et autres événements, une économie littéraire est en train de se développer. Le master de Paris 8 participe d’un phénomène plus général : celui de la professionnalisation de l’écrivain·e.
Tumeur ou tutu de Léna Ghar (Gallimard/“Verticales”), 224 p., 19,50 €. En librairie le 24 août.
Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie d’Élise Goldberg (Verdier), 160 p., 18 €. En librairie le 24 août.
Jeudi d’Eden Levin (Noir sur Blanc/“Notabilia”), 336 p., 22 €. En librairie depuis le 17 août.
Orchidéiste de Vidya Narine (Les Avrils), 144 p., 18 €. En librairie le 23 août.
Vierge de Constance Rutherford (HarperCollins), 208 p., 19,90 €. En librairie le 23 août.
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