Dix ans après sa sortie, le roman d’Imogen Binnie, estampillée première autrice de fiction trans à être publiée aux États-Unis, bénéficie enfin d’une traduction française. À l’origine de son projet d’écriture, le désir d’offrir des récits à une communauté longtemps invisibilisée par la littérature.
Nevada arrive en France précédé d’une petite réputation : celle de livre précurseur. Imogen Binnie, son autrice, est “la première personne transgenre à publier un roman en Amérique”, vante l’édition française, chez Gallimard, pour présenter ce texte “devenu culte” aux États-Unis.
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Quand on l’interroge sur le sujet, la première concernée semble presque gênée : oui, oui, c’est vrai que son livre est souvent présenté comme le “Ground Zero” de la littérature trans moderne de l’autre côté de l’Atlantique. Elle réfléchit. Mais, oh, tout de même, il y a dû en avoir d’autres avant elle… Même si peut-être pas à la même échelle. Enfin la sienne, d’échelle, reste tout de même assez modeste, s’empresse-t-elle de préciser. Il ne faudrait pas donner l’impression qu’elle a, à elle seule, créé un mouvement littéraire. Et, de toute façon, Imogen Binnie n’est pas du genre à s’envoyer trop de fleurs…
Une œuvre personnelle, mais pas autobiographique
Quand elle se met à l’écriture de Nevada, en 2008, l’autrice a 29 ans et vit à Oakland, en Californie, après avoir quitté son New Jersey natal. Out en tant que femme trans depuis quelques années, elle a intégré la communauté queer locale et mène une vie punk et précaire. Binnie porte le cheveu rose et le make-up bien voyant, joue dans le groupe de rock Angela Chase, passe son temps vissée à son vélo faute de pouvoir s’acheter une voiture, et habite dans une coloc bondée – onze personnes entassées dans une maison avec quatre chambres.
Cette adepte de Dennis Cooper et de Kathy Acker écrit aussi, depuis longtemps, et rédige alors des chroniques pour le fanzine Maximumrocknroll, la “bible du punk”, et pour divers blogs queer. “L’envie d’écrire Nevada est vraiment venue d’un sentiment de frustration, se souvient-elle. Je ne nous voyais jamais dans les livres, ni moi ni mes amies. Les quelques personnages trans de la littérature étaient toujours des anecdotes dans l’histoire de quelqu’un d’autre ou des clichés sur pattes. J’ai donc voulu écrire un livre, comme une manière de dire ‘fuck you’, dont le cœur serait la subjectivité d’une femme trans.”
Des ami·es viennent justement de monter une petite maison d’édition indépendante, Topside Press, dans le but de publier des textes de personnes trans, boudés par les éditeurs grand public. Nevada, sorti en 2013, sera leur livre le plus fameux. On y suit les atermoiements de Maria, une femme trans un peu paumée qui décide de prendre la route en “empruntant” la voiture de son ex-petite copine. Elle rencontre James, un employé de supermarché, qui pourrait – ou non – être en train de prendre conscience de sa transidentité.
“On ne demande jamais aux hommes blancs si leur travail est autobiographique quand ils mettent en scène des personnages qui leur ressemblent”
Maria est une héroïne imparfaite, au monologue intérieur souvent grinçant : “[Les femmes trans] sont largement aussi inintéressantes que les personnes lambda, marmonne-t-elle. Oh, les névroses ! Oh, les traumatismes ! Oh, regardez comme mon passé m’a foutue en l’air et comment j’essaie encore de me sortir de ce merdier !” Mais Maria n’est pas une travailleuse du sexe brutalement assassinée – le rôle auquel les femmes trans sont généralement cantonnées par les mauvaises séries policières du samedi soir.
L’héroïne a le même âge et le même métier (salariée d’une librairie d’occasion) qu’Imogen Binnie à l’époque où celle-ci s’attelle au manuscrit. Mais n’allez pas penser pour autant que le récit est d’inspiration autobiographique. La question, pourtant, est souvent posée à l’autrice. “Stephen King – dont je suis une grande fan – a beaucoup écrit sur des hommes comme lui, blancs, vivant dans l’État du Maine, qui écoutent du rock, commente-t-elle. Mais on ne demande jamais aux hommes blancs si leur travail est autobiographique quand ils mettent en scène des personnages qui leur ressemblent.”
Pendant longtemps, pour les auteurs et autrices trans, l’autobiographie a été le seul genre qui trouvait grâce aux yeux des éditeurs. “Beaucoup de ces ouvrages s’adressent avant tout aux personnes cisgenres [qui ne sont pas trans] et semblent dire ‘il faut que vous acceptiez que je sois trans car regardez comme j’ai souffert’. J’étais vraiment dans le rejet de tout ça.”
Évangéliser les foules
Avec Nevada, Imogen Binnie écrit en ayant avant tout en tête un public trans. Qui le lui rend bien. Dans la communauté, enthousiaste d’avoir enfin trouvé des écrits qui résonnent de manière authentique, le livre devient une “reco” qu’on s’empresse de glisser à ses ami·es. Au fil des ans, l’opuscule s’impose comme une référence. Des fans créent le site web Have you read Nevada? (“Avez-vous lu Nevada ?”) pour évangéliser les foules.
Torrey Peters (l’autrice de Detransition, Baby, carton aux États-Unis en 2021, injustement passé inaperçu en France) lui rend un vibrant hommage : “Nevada a modelé ma vision du monde et mon identité, faisant de moi qui je suis aujourd’hui.” Mais après quelques années, Topside Press met la clé sous la porte et le roman se retrouve en rupture de stock. Nevada bénéficie alors d’une seconde naissance, une réédition en 2022, dans une maison bien plus mainstream cette fois, Farrar, Straus and Giroux. Suivie par des traductions en italien, catalan, français… Une adaptation au cinéma est également dans les tuyaux.
Et quid du deuxième livre, alors ? Imogen Binnie a bien “plusieurs brouillons” d’un autre texte, mais il ne lui semble “pas prêt”. Il faut dire qu’elle manque de temps : à 44 ans, vivant désormais dans le Vermont avec sa femme et leurs enfants de 3 et 6 ans, elle est thérapeute dans un hôpital psychiatrique. Le jour où on l’interviewe, par Zoom, elle porte le cheveu grisonnant et revient tout juste d’un cours de natation. L’écrivaine s’est isolée dans une petite cabane en bois, au fond de leur jardin, où sa compagne, une sage-femme pour accouchements à domicile, stocke son matériel et des jouets pour enfants. “Soyons honnête, actuellement je suis à ‘Mom Town’”, s’amuse-t-elle.
Autre distraction qui l’a tenue éloignée de son deuxième manuscrit : Hollywood, qui est venu frapper à sa porte pour lui proposer de travailler comme scénariste pour diverses séries (dont Doubt : affaires douteuses, avec Laverne Cox). “J’ai également vendu un scénario de film, et je travaille sur un autre projet dont je crois que je ne suis pas trop censée parler…” C’est plus fort qu’elle, Imogen Binnie reste toujours discrète. Mais quelque chose nous dit que, en librairie ou sur les écrans, on entendra très bientôt reparler d’elle.
Nevada d’Imogen Binnie (Gallimard), traduit de l’anglais (États-Unis) par Violaine Huisman, 304 p., 23 €. En librairie le 24 août.
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