À 81 ans, le musicien américain à la voix claire est décédé, mardi 8 août, au terme d’une vie faite de tranquillité salutaire et de lumières aveuglantes. Ses deux albums demeurent le meilleur témoignage de son histoire, celle que les documentaires successifs n’ont jamais vraiment réussi à révéler. Hommage au Sugar Man.
On ne savait tellement rien de lui que tout ce que l’on savait de lui était faux. En cela, Sixto Rodriguez était une légende musicale au sens littéral du terme. Un type bien réel avec une histoire, la sienne, et une seconde, la nôtre, qui lui a été accolée et avec laquelle il a cohabité les dix dernières années de sa vie. À l’âge de 81 ans, le chanteur américain s’est éteint mardi 8 août, achevant son drôle de destin fait de coups du sort ou de malchance, c’est selon, et qui ne ressemble à aucun autre. Reste une discographie aussi courte qu’exemplaire : deux albums, Cold Fact et Coming From Reality, parus en 1970 et 1971, puis deux disques lives publiés en 1978 et 1998. Curieuse chronologie, non ? Oui, à l’image de sa carrière et de sa vie.
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Si son décès émeut tant aujourd’hui, c’est parce que Sixto Diaz Rodriguez et sa musique ont ému une bonne partie du monde en 2012 lors de la sortie de Searching for Sugar Man, documentaire portant non pas sur l’artiste, mais sur deux bonshommes sud-africains partis à la recherche du chanteur dans les années 1990. Voilà donc la grande contradiction qui anime cet artiste : sa vie est désormais indissociable d’un objet visuel qui ne le concerne pas tout à fait. Né le 10 juillet 1942 à Detroit dans une famille d’origine mexicaine, il a cru, un temps, pouvoir faire carrière dans la musique, sortant deux albums armés de quelques pépites, qui, indéniablement, font partie de son mythe. Dans le documentaire de 2012, signé du réalisateur suédois Malik Bendjelloul, c’est la première chose qui frappe : ses chansons Crucify Your Mind, Sugar Man ou I Wonder transpercent tout, elles sont d’une beauté qui tranche avec l’anonymat qui les enveloppe. Se pose alors une question : comment une telle musique a-t-elle pu passer inaperçue aux États-Unis, dans le pays qui l’a enfantée ?
D’abord, l’Australie
Sixto Rodriguez, pourtant produit par les pontes Dennis Coffey, Steve Rowland ou Clarence Avant sur le label Sussex Records, a mis une première fois un terme à sa carrière dès 1972, après la sortie de l’album Coming From Reality, après avoir un peu tourné en Europe sans convaincre. Les échecs commerciaux et la timidité de l’artiste ont eu raison de son contrat avec la maison de disques.
S’en suit alors une période d’anonymat où il enchaîne les boulots manuels à Detroit, dans le bâtiment notamment. Certains, paraît-il, le prennent pour un SDF. Pourtant, Sixto Rodriguez ne se laisse pas vivre, loin de là. Il poursuit des études de philosophie, se lance dès 1973 dans une candidature au conseil municipal de la ville, et élève ses trois filles Eva, Sandra et Regan, qui héritent toutes trois des traits de Native American de la mère de Sixto, décédé quand il avait trois ans. Sa musique, elle, s’enracine durablement en Australie. Mais tout cela, le documentaire de Malik Bendjelloul ne le dit pas. Non pas pour construire artificiellement la légende, comme il lui a été parfois reproché, mais pour une raison en fait évidente.
En Afrique du Sud, les années 1970 sont parmi les plus dures de l’apartheid, les plus virulentes. Dès 1971, l’album Cold Fact arrive un peu par enchantement dans ce pays isolé sur la scène internationale, aux importations culturelles triées sur le volet. Le contrôle de la musique est strict, et c’est par des enregistrements pirates que l’album parvient à émerger en premier lieu au sein de la classe moyenne blanche. Le disque, réédité notamment par le label A&M Records, devient un succès énorme aux origines floues, est censuré à la radio (les vinyles sont rayés par les autorités), s’invite dans les foyers sans y convier son auteur, qui n’a aucune idée du retentissement de sa musique en ces contrées. Il prendra conscience, un peu par hasard, de son succès inattendu en Australie, quittant alors ses petits boulots pour une tournée aux antipodes en 1978, dont un album live peu convaincant est tiré, puis une seconde en 1981, avant de retourner à son relatif anonymat. Mais de l’Afrique du Sud, il ne sait rien.
Le prix de la liberté
La légende naît alors. Les Sud-Africains se passent les rumeurs comme on se passe ses disques. L’une d’elle prétend qu’il s’est tiré une balle dans le crâne après un concert raté à Cape Town au début de la décennie. Mais parce que le pays est fermé sur lui-même et que les éléments biographiques manquent, le mystère prend et tout le monde le croit mort. Sixto Rodriguez ne touche pas de royalties venant d’Afrique. Dans le documentaire Searching For Sugar Man, l’ancien boss de Teal Trutone, label ayant édité les albums en Afrique du Sud, certifie avoir envoyé l’argent à Sussex Records aux États-Unis, et donc à Clarence Avant, qui botte en touche et passe d’emblée pour le méchant du western, pour l’avare.
Trop simple pour être exact : Teal Trutone n’a édité que le CD à partir de 1991. Durant vingt ans, lors du pic des ventes, c’est A&M Records qui en avait les droits en Afrique du Sud, droits qu’elle semblait reverser à une société anglaise. Mais comme le confiait le réalisateur Malik Bendjelloul au magazine Independent en 2012 : “Sixto est vraiment, vraiment quelqu’un de différent de nous sur ce sujet. Il ne veut littéralement pas de cet argent. On peut d’abord penser que c’est fou, mais quand on y réfléchit, ça fait sens. Il n’a jamais rien acheté. Et quand vous n’achetez rien, vous faites beaucoup de sacrifices : vous ne pouvez rien vous offrir, vous ne pouvez pas partir en voyage au Mexique ou en vacances, mais vous gagnez aussi quelque chose. Vous gagnez de la liberté.” La polémique n’est donc pas tout à fait la bonne, mais l’histoire de Sixto Rodriguez, celle que le public se construit via le documentaire, en sort grandie.
Ultime disparition
Ce que cette version embellie ne dit également pas, c’est que les deux albums de Rodriguez étaient connus à Detroit au début des années 1990, que les musicien·nes locaux·ales identifiaient bien le bonhomme. Il faut cependant attendre le milieu de la décennie et l’abolition de l’apartheid pour qu’un disquaire sud-africain curieux, bigrement attachant et logiquement ignorant, Stephen Segerman, originaire de Cape Town, se lance dans la collecte d’informations sur l’auteur de Cold Fact. L’une des filles du musicien tombe sur son blog et le contacte, lui apprenant par la même occasion que son père est bien vivant. Alors, une nouvelle fois, Sixto Rodriguez revit, renaît, ressuscite, se réincarne, réapparaît… Tous les termes sont bons pour qualifier un événement qui n’est en fait qu’une énième étape dans la vie calmement menée du chanteur discret qui, à 55 ans, part jouer six concerts en mars 1998 dans une Afrique du Sud ravie de le voir debout. Un documentaire est alors produit. Il s’intitule malicieusement Dead Men Don’t Tour.
Sa musique prend son envol avec vingt-sept années de retard, se diffusant en Grande-Bretagne, en Irlande, dans les pays scandinaves… Dans les années 2000, Sixto Rodriguez alterne entre Detroit et quelques concerts à l’étranger, en Afrique ou en Europe, jusqu’en Australie. Le public des Trans Musicales de Rennes peut même l’applaudir en 2009, trois ans avant la sortie mondiale de Searching For Sugar Man, faisant prendre une ultime dimension à la musique d’un artiste vieillissant, fatigué, abîmé par des excès.
Sixto Rodriguez passe les dernières années de sa vie principalement à Detroit, au calme, protégé par ses filles de la lumière qui brûlait ses yeux devenus si sensibles et des journalistes intrusifs voulant pénétrer sa maison, celle qu’il habitait depuis quarante ans, retapée grâce aux revenus récents de sa musique, comme le racontait Le Monde dans l’une de ses toutes dernières interviews à l’été 2022. Un an plus tard, le voici qui disparaît. Pour de vrai cette fois, tristement.
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