Figure de la new wave, mélangeant clavecins et synthés, opéra, rock, mainstream et underground, il a laissé une trace indélébile et excentrique dans la pop culture. Flashback.
15 décembre 1979 : au Saturday Night Live, une des émissions de divertissement les plus célèbres de l’époque, les Américains découvrent avec stupeur, lors d’une prestation hors-norme de David Bowie, l’étrange Klaus Nomi, un des choristes de la star caméléon. Alors que Bowie est au sommet de sa gloire, et qu’il interprète The Man Who Sold The World, TVC 15 et Boys Keep Swinging vêtu d’un costume créé spécialement pour l’occasion (inspiré de celui imaginé par Sonia Delaunay pour une performance de Tristan Tzara de 1923), Klaus Nomi, tout de noir vêtu, sourire figé, quelque part entre le lutin gothique et l’extraterrestre queer, sait que son heure de gloire, après avoir écumé le New York downtown intello, arty et branché, avec ses performances irréelles est enfin arrivée !
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Elvis Presley vs. La Callas
Klaus Sperber, de son vrai nom, est né en 1944 à Immenstadt, petite ville située en Bavière en Allemagne de l’Ouest. Fils d’une veuve de guerre, il est élevé de manière stricte par une mère fan de classique et d’opéra, qu’il écoute en boucle à la radio tout en s’amusant à imiter ses cantatrices préférées et développant une passion secrète pour le rock. Comme il l’explique dans le documentaire The Nomi Song. “Petit, j’ai volé de l’argent à ma mère pour m’acheter l’album King Creole d’Elvis Presley. Comme elle détestait le rock, elle est devenue furieuse, me l’a confisqué et donné à la place un disque de Maria Callas. Il y a toujours eu en moi cette collision entre l’opéra et la pop.”
Étudiant studieux et discipliné, de petite taille et à la stature affectée, toujours tiré à quatre épingles, il prend des cours de musique et de chant, et part à Berlin pour s’inscrire au conservatoire de musique. Des études qu’il finance en devenant ouvreur pour le Deutsche Oper où ses imitations outrancières de La Callas font fureur. Mais Berlin est à l’époque trop provinciale pour les ambitions du jeune Klaus, qui depuis son enfance, ne caresse qu’un rêve : devenir une diva ! En 1973, âgé de 29 ans, il s’envole pour New York, la mégalopole où, selon la prophétie de Warhol, tous les futurs sont possibles. Une ville pas comme les autres, une terre promise où convergent tous ceux et celles qui ne correspondent pas aux normes de la société. Les marginaux·ales, les graines d’artistes, les excentriques, les homosexuel·les, dont beaucoup ont des rêves de gloire plein les yeux.
Un cabaret de bric et de broc
C’est dans un New York à moitié en ruines, déserté par la classe moyenne partie trouver refuge en banlieue face à la criminalité galopante, à la culture urbaine, multiraciale et polysexuelle, que Klaus Nomi va rapidement s’imposer comme un des incontournables de la scène branchée de l’époque. Happé par la troupe du New Wave Vaudeville, un show en quatre actes qui annonce par provocation des “esclaves égyptiens, des hôtesses, des robots monstres, des geeks, des nazis, des infirmes émotionnels“, Nomi va vite devenir le clou du spectacle de ce cabaret de bric et de broc haut en couleur. Vêtu d’une combinaison spatiale moulante, agrémentée d’une cape en plastique, il surgit d’un nuage de fumée comme une créature venue d’ailleurs, entonne une version de Mon cœur s’ouvre à ta voix tiré de l’opéra Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, et laisse le public fasciné avant de disparaître de scène dans les vrombissements d’un vaisseau spatial qui quitte la terre.
Mélange de références disparates, de l’esthétique du Bauhaus à la précision du kabuki, de Buster Keaton aux films de science-fiction des années 1950, de l’opéra au camp, de la Callas à Kraftwerk, cette première performance pose les bases de l’ADN de Nomi, qu’il va affiner petit à petit en en gommant les aspérités trop underground pour mieux embrasser la pop culture et, donc, intégrer le mainstream.
Il assemble sa propre troupe – musicien·nes, performeur·ses, décorateur·ices, danseur·ses – qu’il appelle les Nomis (nom qu’il a emprunté au magazine de SF Omni dont il est fan) et parmi lesquels on retrouve l’artiste queer, Joey Arias, les musiciens Page Wood et Kristian Hoffman (qui va composer ses nombreux tubes), le producteur, génie des synthés, Man Parrish, les peintres Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et Kenny Scharf qui déclare dans The Nomi Song : “Les Nomis venaient de l’espace. Ils étaient tous pointus avec des angles aigus new-wave. Nous formions une sorte de club, de société secrète, constituée de gens prêts à embrasser ce monde imaginaire.”
Un look qui va devenir son logo
Alors qu’il fait encore la plonge dans les restaurants ou joue au pâtissier (il adore distribuer à ses proches ses inimitables tartes au citron), Klaus Nomi affine son personnage, avec lequel il se confond de plus en plus, réunit sa bande dans son appartement pour travailler sur ses performances, pendant que la nuit toute la bande s’introduit, aidée d’un complice, aux fameux studios Electric Lady pour enregistrer ses premières chansons. Obsédé par le costume porté par Bowie, il s’en fait fabriquer une réplique tout en peaufinant son look qui va devenir son logo : un costume noir et blanc avec un plastron triangulaire en plastique, un nœud papillon géant, des lèvres maquillées de noir en forme de cœur, une coupe de cheveux anguleuse, le visage peint en blanc comme les stars du muet. Un look qu’il assume avec ironie : “Je porte du rouge à lèvres et du vernis à ongle noir, j’aime que les choses soient artificielles. Je pense qu’un homme sans maquillage est comme un gâteau sans glaçage !”
Il est de toutes les branchitudes du New York de l’époque, du Xenon, le club rival du Studio 54, au Mudd Club, le QG de la scène punk où Bowie, toujours à l’affût va le repérer, du Club 57, summum de la hype, à la boutique Fiorucci qui organise régulièrement des happenings. Ou au Max Kansas City où il laisse la foule d’habitués durs à cuire, plus habituée à balancer ses canettes de bière sur scène, retenir une larmichette, à l’écoute de The Cold Song, qui va devenir son tube le plus connu. Pourtant, alors que le succès grandit, que les files d’attente s’allongent pour ses lives, que Klaus s’envole pour une tournée aux quatre coins des États-Unis, où son mélange entre opéra et pop, opère par son audace et sa magie, aucune maison de disques n’est prête à signer celui que les médias ont surnommé la “Castafiore du rock“, effrayées par son côté gay et excentrique !
Nomi contamine l’Europe
C’est finalement la branche française de RCA qui va prendre le risque de sortir le premier disque de Klaus Nomi, avec sa pochette stylisée et noir et blanc devenue culte, où alternent versions électrifiées de standards pop (comme The Twist, Lightning Strikes, You Don’t Own Me) et béatitudes nomiennes issues du classique comme The Cold Song de Purcell ou Samson and Delilah de Camille Saint Saens. L’album est un succès phénoménal, en huit jours les stocks sont écoulés, la presse française de Télé 7 Jours à Actuel est en admiration devant l’ovni Nomi invité au JT de TF1 présenté par Mourousi et son freak show au Palace vire à la foire d’empoigne devant la foule venue voir la nouvelle sensation new wave.
De palaces en limousines, de capitales en concerts sold-out, la folie Nomi contamine l’Europe, puis le monde, même si Klaus, pour répondre au succès (et aux desiderata de sa maison de disque) a viré sa troupe de base pour engager des professionnels, comme il a gommé les parties les plus arty de son spectacle. Mais cette soudaine effervescence et reconnaissance que Klaus appelait de ses vœux, révèle aussi en creux un Nomi solitaire et malheureux, qui rôde la nuit dans les lieux de drague homo à la recherche de coups faciles, croyant se protéger des maladies en avalant des quantités astronomiques de pénicilline.
La triste fin d’une icône immortelle
Fin 1982, épuisé par les tournées, gavé de médicaments pour entretenir sa voix, ayant de plus en plus de mal à dissocier son personnage de sa personnalité réelle, il sort à la va-vite Simple Man, un album résolument new wave, sautillant et pop, qui ne connaîtra pas le succès de son précédent. Lessivé par des performances et une promo incessantes, première des célébrités à être atteint de ce qu’on nomme alors maladroitement le “cancer gay”, il se retrouve à l’hôpital. Ses ami·es apeuré·es viennent le voir à reculons quand ils ne l’évitent pas tant les connaissances sur le sida à l’époque sont parcellaires.
Klaus Nomi s’éteint le 6 août 1983, laissant derrière lui un halo fantomatique qui s’est infiltré dans la pop culture comme jamais, de la coupe d’un musicien comme M à Lady Gaga, dans les collections haute-couture de Jean Paul Gaultier aux futures collusions entre classique et électronique.
À l’occasion de la réédition de son catalogue (dont l’incroyable album In Concert et sa reprise baroque de I Feel Love de Donna Summer), et de la mise à disposition, enfin, de sa discographie complète sur les plateformes de streaming, mais aussi de remixes signés The Hacker ou Agar Agar, Klaus Nomi, et sa trajectoire en forme d’étoile filante, se rappellent à nous. Comme un voyage jouissif dans l’acmé de la new wave, son rétrofuturisme naïf, son excentricité maladroite, ses mises en scène ironiques et ses élucubrations synthétiques.
Klaus Nomi Remixes(Legacy Recordings/Sony Music). Sortie le 29 septembre.
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