« Quand la France aura-t-elle son Barack Obama ? » New York est venue en nombre écouter historiens et journalistes sur la situation des minorités en France et aux USA. A nations différentes, tabous différents… Et quelques passerelles.
Des ponts entre la France et les Etats-Unis, il en existe autant que des malentendus. Prenez le mot « race » : tabou pour les Français, c’est un terme neutre dans la bouche des Américains. Parfois outil de progrès social, comme dans le cadre de la discrimination positive.
Un grand débat
Il a été beaucoup question de race, ce mercredi à New York, lors d’un débat entre poids-lourds intellectuels des deux pays. Le modérateur, Ta-Nehisi Coates, écrivain natif de Baltimore, jouit aujourd’hui d’une aura incroyable aux Etats-Unis. Fervent francophile, Coates était chargé par l’ambassade de France à New York de réunir un panel d’intellectuels pour un débat au titre catchy : « Quand la France aura-t-elle son Barack Obama ? »
Une question qui n’est pas à l’ordre du jour
Coates, auteur du best-seller Une colère noire (Between The World and Me) et d’articles décortiquant la mécanique du racisme aux USA, a invité, côté français : Pap Ndiaye, historien des Etats-Unis, trait d’union intellectuel idéal entre les deux pays ; Benjamin Stora, historien de la Guerre d’Algérie ; Iris Deroeux, correspondante de Mediapart aux Etats-Unis. Côté américain, Coates a appelé son confrère Jelani Cobb, pointure du New Yorker et auteur d’articles de référence sur le mouvement Black Lives Matter – un des rares journalistes à avoir gagné la confiance du mouvement. La soirée, organisée par Albertine, la librairie de l’Ambassade, dans le cadre de son festival annuel, a fait carton plein ; on a dû refuser du monde.
« La question n’est pas quand la France aura son Barack Obama, mais plutôt quand la France se posera ce genre de questions », démarre Ndiaye, partisan de la levée du tabou des statistiques ethniques en France – une position qui lui vaut des inimitiés dans les cercles académiques français. « La France s’en fiche, en fait ; ce n’est vraiment pas son problème. La République française se pense colorblind, elle ne reconnaît ni race ni couleur… », poursuit Ndiaye en Anglais, déclenchant quelques rires sarcastiques dans la salle, avant de dénoncer un décalage entre l’idéologie républicaine et la réalité du quotidien pour les minorités françaises, comme les contrôles au faciès ou la discrimination à l’embauche, et bien sûr la représentation politique.
« Ces vingt dernières années, la France s’est rendu compte de la surreprésentation des hommes blancs dans la politique française. Pas encore au niveau de la couleur : plutôt au niveau du sexe. La question de l’ethnie (terme le plus commode pour traduire le « race » américain de manière neutre dans l’univers français) n’a émergé que très récemment », justement avec l’élection d’Obama, conclut Ndiaye.
En France, l’idéal républicain a oblitéré le facteur racial pour analyser la société sous l’angle des classes sociales. Aux Etats-Unis, c’est proche de l’inverse, explique Jelani Cobb : « on parle tout naturellement de race ici, alors que l’idée de classe est quasiment taboue suite à la guerre froide. » L’idée de mobilité sociale et d’immigration réussie fut une réalité historique – sauf qu’elle enjambait une sous-caste, les Noirs, moteurs de la croissance économique mais isolés du reste de la société américaine. Cobb estime insupportable que les USA se posent en exemple de démocratie dans le monde avec un tel passif, alors que la France, selon lui, a le mérite de ne pas se prendre pour ce qu’elle n’est pas. Ça peut se discuter : l’idéal d’une France civilisatrice, modèle car « patrie des droits de l’homme », a alimenté la psyché coloniale, et influence encore la pensée française aujourd’hui.
« La France a aussi eu sa guerre de Sécession »
Benjamin Stora, lui, met l’accent sur les différences d’héritage entre esclavage et colonisation, et insiste sur la guerre d’Algérie pour expliquer les fractures françaises : « Avec l’Algérie, la France a aussi eu sa guerre de Sécession », une guerre qui a divisé la société « à un point qu’on n’imagine pas ». L’historien compare le mouvement des droits civiques américain et le « Touche pas à mon pote » français des années quatre-vingts ; l’un a débouché sur des avancées politiques – l’interdiction de la ségrégation, la discrimination positive… jusqu’à l’élection d’Obama. L’autre a été un échec politique total, entraînant même « la destruction du mouvement antiraciste ».
La France actuelle « a du mal à se voir comme une nation fondée par des migrants, ajoute Stora. C’est une énorme différence avec les Etats-Unis. Elle a toujours vécu dans l’idée que les étrangers venaient, s’assimilaient, et disparaissaient en s’incorporant à la nation. » Elle vit aujourd’hui une déchirure de son imaginaire. « Parce que les Français issus des anciens pays colonisés n’ont pas la volonté de ‘disparaître’. » Cette notion d’être à la fois français et attaché à un autre pays est une déchirure si forte pour la France « qu’elle se divise sur l’arrivée de quelques milliers de migrants, qui provoque un débat national gigantesque. » D’où la mode actuelle, où « penseurs et essayistes réactionnaires vendent des centaines de milliers de livres », de combattre l’antiracisme, « aujourd’hui considéré comme naïf, utopiste, et lui-même créateur de racisme. »
Suite à cette intervention, le panel s’est mis d’accord sur un point commun entre le courant réactionnaire français et Donald Trump, tous nostalgiques d’un « avant » fantasmé, oublieux des laissés-pour-compte.
La France devrait-elle s’inspirer des USA en brisant le tabou des statistiques ethniques, pour mieux cerner et agir contre les inégalités raciales, quitte à écorner l’idéal d’une République colorblind ? Seul Pap Ndiaye répond clairement à cette question, d’un oui franc. De son côté, Ta-Nehisi Coates explique que la classification des individus par leur couleur, ancrée depuis les débuts de la République américaine, est à double tranchant. Elle lui a apporté une aide précieuse dans la vie. Structures communautaires anciennes et établies, Eglises noires, associations d’universitaires noirs ont soutenu et accompagné sa carrière. « C’est en France que je me suis vraiment rendu compte de nos acquis aux USA. » Mais Coates reconnaît aussi un grand mérite au système français : celui d’échapper à la classification d’homme noir, dont il se sent prisonnier aux Etats-Unis.
Alors, qui, finalement, pour incarner un « Obama à la française » ? La question a-t-elle vraiment un sens ? Elle fut davantage un prétexte, une passerelle entre deux systèmes si différents, que le centre des débats.
Iris Deroeux évoque Christiane Taubira. « Elle s’est présentée en 2002, confirme Ndiaye, mais n’a jamais évoqué sa couleur dans ses discours. Peut-être un jour un homme politique sera-t-il assez courageux pour parler ouvertement de discrimination raciale. »
La France, rappelle Stora, a eu un président du Sénat noir : Gaston Monnerville [de 1959 à 1968, deuxième personnage de l’Etat, ce Guyanais aurait pu devenir président de la République en cas de démission ou de décès du président en exercice, NDA]. « Mais l’idéologie assimilationniste est si puissante que la question de la couleur de peau en politique était alors passée inaperçue. Comme aujourd’hui. »