Regroupant une vingtaine de jeunes artistes français, l’exposition « Le Nouveau monde industriel » transpose à l’ère du co-working les réflexions communautaires du socialiste utopique Charles Fourier. Nicolas Bourriaud, commissaire de l’exposition, revient avec nous sur les nouveaux mondes de l’art contemporain en France. Entretien.
Peut-on encore parler de scène dans un monde globalisé et polycentrique ? Et dans le cas de la France et de son hypercentralisation, parler d’une quelconque scène française ne reviendrait-il pas à parler d’une scène parisienne ? Que faire, ensuite, de ces autres formes de regroupements plus informels, la communauté qui se forme à l’échelle d’un bâtiment (l’école, le bureau) ; ou encore les liens de co-working ou de colocation ?
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Pour tenter d’apercevoir un début de réponse, il faut accepter de se décentrer. A une heure de Paris, à la Galerie Continua Les Moulins, le critique d’art, commissaire d’exposition et ancien directeur des Beaux-Arts de Paris Nicolas Bourriaud a regroupé une vingtaine de jeunes artistes. Ensemble, ils ont réfléchi à ce que pourrait donner la transposition à l’ère du co-working de l’idée de communauté telle qu’on la trouve chez le pré-socialiste Charles Fourier. Le résultat prend la forme d’une exposition composée d’œuvres produites spécifiquement pour l’occasion : Le Nouveau monde industriel.
Parler d’art, c’est toujours parler de lieux. Le critique d’art Brian O’Doherty rappelait ainsi que « si l’art a des conséquences culturelles […], c’est bien sur notre conception de l’espace et du temps« . Cette formule est extraite de son ouvrage séminal consacré au white-cube, regroupant quatre de ses articles rédigés entre 1976 et 1981. Or à présent, ce sont les artistes nés à l’époque de l’écriture de ces articles que l’on retrouve dans Le Nouveau Monde industriel. Leur monde, et leur rapport au temps et à l’espace, a changé. L’occasion alors d’évoquer avec Nicolas Bourriaud les nouveaux mondes de l’art contemporain en France – et d’apercevoir à l’horizon les contours d’une alternative artistique à Paris qui se dessine au sud de la France, qu’il travaille activement à faire émerger d’ici peu.
Quel a été le point de départ de l’exposition Le Nouveau Monde Industriel ?
Nicolas Bourriaud – L’idée était tout d’abord de faire le bilan sur les quatre années que j’ai passées à la tête de l’école des Beaux-Arts de Paris. J’ai voulu travailler avec les jeunes artistes dont le travail me semblait le plus fort – qu’ils soient diplômés de l’école ou non. Et au fil de nos discussions, la question de la communauté s’est imposée comme un sujet évident.
Le titre est une référence directe au socialiste utopique Charles Fourier et à son ouvrage de 1822, Le Nouveau Monde industriel et sociétaire: ou Invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées…
Outre le thème de la communauté, le deuxième facteur qui a renforcé le propos vers Charles Fourier a été le contexte de la galerie Continua. Les bâtiments, qui abritaient auparavant des moulins industriels, rappellent la forme du Phalanstère. La référence est alors devenue une évidence, et ses textes, le point de convergence entre le lieu, son passé industriel et les préoccupations des artistes.
Il n’a cependant jamais été question de faire une exposition sur Fourier, mais plutôt de penser une exposition qui serait fouriériste – si on peut trouver de multiples de références à sa pensée dans les œuvres, elle sont rarement explicites. Nous avons commencé à échanger des textes, sur Le Nouveau Monde industriel mais aussi sur Le Nouveau Monde amoureux, et à les commenter. La langue qu’il emploie est très complexe, et il se présente comme un scientifique, pas comme un utopiste. Son propos, parfois assez délirant, reprend l’obsession dix-neuviémiste des tableaux classificatoires, qui sont devenus l’une des images directrices de l’exposition.
Quel a été le processus de travail avec les artistes ?
Plusieurs mois durant, nous nous sommes réunis lors de soirées de discussion chez moi, par petits groupes, réunissant de huit à quinze artistes. Qu’il puisse y avoir une ambition communautaire, en amont et à l’intérieur du site, était fondamental. Tout comme l’était l’envie de montrer comment une exposition peut devenir un modèle social de vie en commun. D’où la récurrence du motif de la chaîne de montage ou de l’atelier dans les œuvres, presque toutes produites spécifiquement pour l’exposition.
Le groupe réuni est plus hétérogène qu’il n’y paraît. Ils ont entre 25 et 30 ans, les plus jeunes étant sortis de l’école l’an passé. Il était important pour moi de ne pas inviter d’étudiants, mais de travailler avec des artistes qui sont déjà sortis du système et qui ont acquis une autonomie dans leur pratique. Peu se connaissaient déjà, et d’autres comme Lorraine Château et Vivien Roubaud viennent de Nice, Mathilde Supe de Cergy, tandis que Mimosa Echard est quant à elle déjà un peu plus affirmée.
Le Nouveau Monde Industriel succède à un cycle de grandes expositions consacrées au monde du travail : la 9e Biennale de Berlin et la Manifesta de Zurich cet été, puis la Biennale de Rennes cet automne…
Ici, dans la plupart des pièces, le monde du travail est décrit d’un point de vue plus personnel, qui serait plutôt celui de la vie en société. La pièce de Bianca Argimon, par exemple, décrit directement le système capitaliste, la production en open-space et le burn-out. Il y a beaucoup d’allusions, mais cette critique du capitalisme est toujours subtile. Le sujet central, c’était de montrer une collectivité en marche et de construire une exposition en forme d’espace de travail.
Il n’en reste pas moins que les processus de travail dont procèdent les pièces ne sont pas forcément mis en avant de manière explicite : les pièces parlent d’elles-mêmes. A ce titre, l’exposition est comme un opéra, dont il est possible de suivre les paroles, sans que ce soit nécessaire à l’expérience. Auparavant, j’ai effectivement conçu des expositions où le côté théorique prenait le pas, ou pouvait venir rivaliser avec les œuvres. Dans Le Nouveau Monde Industriel, je voulais davantage créer un dialogue entre les œuvres.
Quel est le rapport entretenu au travail par cette jeune génération d’artistes ?
En préparant l’exposition, j’ai réalisé combien leur approche – leur approche relationnelle donc, pour partir de quelque chose que je connais bien – était très différente de celle des années 1990. Ils sont dans un rapport très concret à la collaboration, à la colocation, au co-working, qui étaient encore des questions plus théoriques dans les années 1990. En devenant pratiques, ces préoccupations changent le rapport que l’on entretient non seulement au travail, mais aussi à l’humain.
Ce pragmatisme n’empêche pas la prise de recul : il y a aussi des commentaires critiques voire acerbes de la réalité dans laquelle nous vivons. Je parlais de Bianca Argimon, mais il y a aussi le catastrophisme technologique de Raphaël Fabre, ou encore la vidéo de Charlie Malgat HD STEAK / Monocellular Spleen sur l’industrie agro-alimentaire. Ce sont des artistes de leur temps, donc la réalité dans laquelle ils sont immergés se reflète forcément dans leur œuvre d’une manière ou d’une autre, bien qu’aucune perspective en particulier ne prenne le pas sur les autres. Comme dans la vie, où l’on peut très bien avoir une discussion théorique le midi, aller à la pêche l’après-midi et faire la fête le soir – en disant cela, je paraphrase le Marx des Manuscrits de 1844, qui détestait Fourier.
Outre la cohérence générationnelle, l’exposition dresse également le portrait d’une scène française. Pensez-vous que cela ait encore un sens de penser en terme de scène nationale ?
Ce n’est pas une question de passeport, mais un choix d’artistes vivant et travaillant à Paris aujourd’hui. L’autre point de référence, c’est l’exposition Greater New York qui a lieu tous les cinq ans au MoMA PS1 à New York. J’y vais depuis 2004, et j’y découvre à chaque fois beaucoup d’artistes : c’est là que j’ai vu pour la première fois des œuvres de Mika Rottenberg, qui était exposée au Palais de Tokyo cet été, ou Peter Coffin… C’est très excitant, parce que l’on voit ce qui est sorti des ateliers la même année. J’ai voulu créer quelque chose de cet ordre-là, à une plus petite échelle, pour commencer à poser les bases de ce genre de discours à Paris. Pourquoi pas de refaire dans trois ans !
Avec cette idée de scène mais aussi en choisissant d’implanter l’exposition dans un lieu à une heure de Paris, ce lieu quasi-autarcique rappelant le phalanstère, il me semble que se profile une tonalité différente de celle qui avait cours dans vos écrits jusqu’alors, où l’accent portait sur la circulation, la traduction et la mise en réseau ou en rhizome. Pensez-vous que l’on soit en train de revenir à un localisme ?
Oui. De manière générale, il y a quelque chose de dramatique en France, qui tient à l’hypercentralisation de la vie politique et culturelle. Nous vivons dans un jacobinisme exacerbé, qui a toujours empêché la moindre polarité, contrairement à celle que l’on observe aux Etat-Unis entre New York et Los Angeles, ou qui s’exprime en Allemagne sous la forme d’une multitude de centres. Or ces polarités produisent de l’énergie. Je pense que l’état de sous-tension que l’on peut parfois apercevoir à divers moments de l’histoire de la vie culturelle en France vient précisément de l’absence de compétition et d’émulation. La centralisation tue toute possibilité de dialogue.
Mon pari avec Montpellier aussi, [avec la programmation au centre d’art contemporain La Panacée, et le futur centre d’art Montpellier Méditerranée Métropole prévu pour 2019] c’est de faire émerger une scène locale et de créer une polarisation avec un arc qui irait d’Arles à Sète, de la Fondation LUMA au MRAC de Sérignan. Ce nouveau pôle se positionnerait par rapport à Paris un peu comme Los Angeles peut le faire par rapport à New York,
Quand ouvrira la première exposition à Montpellier ?
Le cycle commencera dès janvier. A chaque fois, il y aura trois expositions. Lorsque je rentre dans un lieu, j’écoute l’espace, pour comprendre comment il peut se transformer en programmation : à la Panacée, il y avait un premier bloc, puis il fallait sortir et marcher une vingtaine de mètres, avant de tomber sur le second, puis un troisième. Or tout comme il n’est pas envisageable de faire un film entrecoupé par de la pub toutes les demi-heures, une expo peut pas non plus fonctionner en étant si fragmentée. J’ai donc pris le parti de concevoir les expositions à venir en trois blocs, que l’on pourrait appréhender de manière indépendante, comme les différentes sections d’un magazine… La Panacée, pour ainsi dire, devient une sorte de multiplex pour l’art contemporain.
Je pense que l’on ira même jusqu’à consacrer l’une des salles à la présentation d’une seule œuvre ou série. Contre cette indifférence polie, ou lasse, qui est le lot de la plupart des œuvres d’art aujourd’hui, il me paraît essentiel d’étudier ce que ça implique de se concentrer vraiment sur une œuvre. Quel type de savoir une œuvre peut-elle produire ? Comment peut-elle engendrer du texte, des rencontres ? De l’attention, l’accueil le plus intense possible pour les œuvres : voilà ce qu’il faudrait parvenir à produire.
« Le Nouveau monde industriel » (curateur Nicolas Bourriaud) jusqu’à avril 2017 à la Galerie Continua Les Moulins
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