Trois ans après “L’Ignorance”, Milan Kundera ouvre “Le Rideau” pour voir le temps qu’il fait, celui qui marque une œuvre ou celui de l’Histoire. Et explore la place du romancier face à l’époque.
Autant commencer par l’histoire sur laquelle débute Le Rideau, attribuée par Milan Kundera à son père ; un jour, ce dernier, écoutant par hasard à la radio la plus célèbre des symphonies du maître (la Neuvième), s’avéra incapable de la reconnaître, et s’exclama devant ses amis musiciens : “Tiens, on dirait du Beethoven.” “Du Beethoven de la dernière période”, ajouta-t-il, parce qu’il y reconnaissait “certaines liaisons harmoniques” que le musicien plus jeune n’aurait jamais pu utiliser. Voilà, écrit Kundera, qui “illustre bien ce qu’est la conscience de la continuité historique, l’un des signes par lesquels se distingue l’homme appartenant à la civilisation qui est (ou était) la nôtre. Tout prenait, à nos yeux, l’allure d’une histoire, apparaissait plus ou moins comme une suite logique d’événements, d’attitudes, d’œuvres. Au temps de ma prime jeunesse, je connaissais, tout naturellement, sans me forcer, la chronologie exacte des ouvrages de mes auteurs aimés. Impossible de penser qu’Apollinaire ait écrit Alcools après Calligrammes car, si ç’avait été le cas, ce serait un autre poète, son œuvre aurait un autre sens.”
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Comme la plupart du temps chez l’auteur de La Plaisanterie, la légèreté voulue de l’anecdote est trompeuse. Kundera – cet esthète – écrivain dont les romans les plus réussis déploient, justement, sous des dehors légers, la plus implacable des logiques – ne fait pas ici étalage de culture, “d’élitisme”, comme on dit (ce péché mortel). Il ne se contente pas non plus de signaler qu’à l’âge du direct permanent et de l’information instantanée, à l’âge du messianisme global et de la catastrophe sérialisée, presque personne, parmi les romanciers français en vue des générations plus jeunes, n’est plus en mesure de s’intéresser à la moindre chronologie. Cette perte, cet oubli du lien logique, est celle de la possibilité même d’une histoire de l’art, voire de tout récit, quand le Temps lui-même, pourrait-on dire, a fait son temps.
Un ambigu rapport à l’histoire
Mais il suffit d’ouvrir Risibles amours, La Valse aux adieux… pour se rendre compte qu’il y a toujours eu, dans l’œuvre de Kundera, une certaine ambiguïté dans le rapport à l’histoire. Non seulement les intrigues de ses romans, même les plus narratifs, semblent comme surdéterminées par leur structure, presque jusqu’à l’abstraction, non seulement l’auteur se permet d’intervenir quand bon lui semble pour faire semblant de jouer avec ce qu’il nous raconte (ou pour jouer avec ce qu’il fait semblant de nous raconter), mais encore ses personnages, tous confrontés aux grands mots de la grande Histoire – Guerre froide, Occupation de Prague par les Russes, Dissidence… –, sont le plus souvent défaits par des choses tout à fait différentes, bien plus minuscules et intimes.
En d’autres termes, la vision kunderienne du monde repose sur un changement de perspective : comme dans Le Livre du rire et de l’oubli, où la mère de Karel, alors que les Russes envahissent le pays, et parce qu’elle est myope et vieille, ne s’intéresse qu’aux détails de son jardin potager. Cette myopie est, pourrait-on dire, celle de l’intemporel – du présent pur devant la fragile construction de l’événement historique.
Le délicieux art de la mystification
Milan Kundera a bâti la plus grande partie de son œuvre sur et contre cet événement historique majeur qu’a été la guerre froide dans les pays d’Europe centrale. Mis au ban de sa société, interdit de travail, il a finalement dû s’exiler en France. A-t-il été pour autant engagé dans l’histoire ? Et qu’en est-il à présent que l’histoire, justement, est achevée ? Le Rideau, troisième volet d’une réflexion sur la littérature commencée avec L’Art du roman (1986) et poursuivie par Les Testaments trahis (1993), pourrait bien être aussi celui où l’auteur interroge avec le plus de profondeur la nature de cette ambiguïté. Elle y est merveilleusement illustrée par une anecdote, survenue dans les années 70, peu après que l’auteur avait fui Prague pour Paris. Assis un soir dans un bar en compagnie d’un intellectuel parisien qui l’a aidé et soutenu, alors que la discussion roule sur “les grands mots : persécution, goulag, liberté, courage, résistance, totalitarisme, terreur policière”, Kundera entreprend d’expliquer comment les réalités si terribles sous ces mots-là sont cependant aussi susceptibles d’apprendre à ceux qui les subissent “le délicieux art de la mystification.”
Ainsi, à Prague, pour échapper à la surveillance, raconte-t-il, “un de mes copains et moi avions échangé nos noms et nos appartements ; lui, grand coureur, (…) avait réalisé ses plus grands exploits dans mon studio. Etant donné que le moment le plus difficile de chaque histoire amoureuse est la séparation, mon émigration tombait à pic pour lui. Un jour, les demoiselles et les dames avaient trouvé l’appartement fermé, sans mon nom, tandis que moi j’étais en train d’envoyer de Paris, avec ma signature, des petites cartes d’adieu à sept femmes que je n’avais jamais vues.” Si l’intellectuel engagé parisien ne trouve pas du tout l’anecdote à son goût, ce n’est pas de sa part simple pruderie, ou alors c’est qu’en l’occurrence la pruderie pourrait bien être la seule réponse possible à la question que pose ici Kundera, comme la posaient déjà avant lui Kafka, Benjamin ou Rilke : ce que l’on entend généralement par “dissidence”, est-ce une façon de s’engager dans l’histoire ou, au contraire, de lui échapper ?
Le sérieux et la plaisanterie
Kundera a déjà montré, notamment dans La vie est ailleurs, en quoi le choix du premier terme, l’engagement, appartient par prédilection à l’intellectuel et au poète – en un mot à l’esprit lyrique qui ne connaît que des états entiers : tragédie historique de l’oppression, rire historique de la libération révolutionnaire. C’est le rire du combattant, le rire qui fait les Che Guevara, et qu’aiment “toutes les Eglises, tous les fabricants de linge, tous les généraux, tous les partis politiques”, écrivait-il dans Le Livre du rire et de l’oubli. Le romancier, lui au contraire, est un plaisantin qui n’éclate jamais de rire. Un type qui ne s’épanouit pleinement que sous l’acuité existentielle des situations troubles, dans le dépeçage ironique de tout idéal. De la tragédie, il perçoit avant tout “le scandale de l’insignifiance”, et du rire ne connaît que “le fond noir d’une blague”.
Ce combat entre l’esprit de sérieux et le sérieux de la plaisanterie, Kundera l’illustre de multiples exemples dans Le Rideau. Les combattants s’y appellent Cervantès, Rabelais, Sterne, Fielding, Dostoïevski et le Tolstoï d’Anna Karénine. En face – chez les sérieux –, on retiendra plus particulièrement un exemple, parce qu’il nous concerne directement, nous Français·es : un sondage effectué il y a quelques temps par un journal hexagonal auprès de personnalités intellectuelles, afin d’établir par ordre d’importance les dix livres les plus remarquables de l’histoire de France. Prévisiblement, hélas, Les Misérables arrivaient numéro 1, suivis de près par les Mémoires de guerre de De Gaulle, tandis que Stendhal s’essoufflait place 22, Balzac place 34, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos se perdaient à la cinquantième position et L’Education sentimentale de Flaubert nulle part.
Ce triomphe du kitsch dans la France d’aujourd’hui, Kundera s’en étonne, puis en fait un historique saisissant. L’art moderne au XXe siècle, rappelle-t-il, fut avant tout, partout en Europe, une révolte radicale contre l’esthétique du passé, “sauf que les passés n’étaient pas les mêmes. Antirationaliste, anticlassiciste, antiréaliste, antinaturaliste, écrit-il, l’art moderne en France prolongeait la grande rébellion lyrique de Baudelaire et Rimbaud. Il a trouvé son expression privilégiée dans la peinture et, avant tout, dans la poésie, qui était son art élu. Le roman par contre était anathémisé, considéré comme dépassé, définitivement enfermé dans sa forme conventionnelle. En Europe centrale (au contraire), l’opposition à la tradition extatique, romantique, sentimentale, conduisait le modernisme vers l’art qui est la sphère privilégiée de l’analyse, de la lucidité, de l’ironie : le roman.”
Cette lucidité, cette ironie devant l’histoire qui nous manquent tant aujourd’hui, Kundera les retrouve dans une autre littérature romanesque, elle aussi née en réaction à l’irrationnel d’une histoire particulièrement chaotique – celle de l’Amérique latine. “Deux lisières de l’Occident situées aux extrémités opposées ; deux terres négligées, méprisées, abandonnées, deux terres parias ; et les deux parties du monde les plus profondément marquées par l’expérience traumatisante du baroque. Je dis traumatisante car le baroque est venu en Amérique latine en tant qu’art du conquérant, et il est venu dans mon pays natal porté par une Contre-Réforme particulièrement sanglante, ce qui a incité Max Brod (journaliste, compositeur et écrivain ami de Kafka – ndlr) à appeler Prague, “la ville du mal” ; j’ai vu deux parties du monde initiées à la mystérieuse alliance du mal et de la beauté.”
Le roman, selon Kundera, serait ainsi l’art réfractaire par excellence. L’infini récit de la contrehistoire, de la contrevie, démonstration ironique, mathématique, qu’aucune solution, si radicale soit-elle, ne vient jamais à bout de cette catastrophe initiale qu’est la condition humaine dont chaque existence est le reflet lamentable et comique. Il ne cède jamais, pour autant, aux sirènes faciles du nihilisme – ce nihilisme que les propagandes totalitaires ont toujours assimilé au roman, et que revendiquent assez curieusement aujourd’hui tant d’auteurs nuls, ce nihilisme qui, semble suggérer Kundera, n’est qu’une autre forme de pruderie, une autre forme d’oubli.
Car c’est le paradoxe du roman que d’être un art profondément moral, de raconter le temps qu’il défait, de prendre très au sérieux ce qu’il s’emploie avec tant de force à miner de l’intérieur. “La seule chose qui nous reste, écrit Kundera, face à cette inéluctable défaite qu’on appelle la vie est d’essayer de la comprendre. C’est là la raison d’être de l’art du roman.”
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