En relisant Magritte à la lueur des grands mythes philosophiques, le Centre Pompidou démontre l’atemporalité du peintre belge. On pourrait alors tout à fait imaginer d’appeler ses images-mots et ses juxtapositions d’objets disparates « copier/coller » ou « fenêtres pop-up »…
Clairement, Magritte fait partie de l’inconscient collectif. S’il fascina les psychiatres, Lacan en tête, c’est surtout chacun de nous individuellement qui, à un moment donné, s’est laissé habiter par l’un de ses tableaux. Aperçu en vrai, en toile et en pigments, ou reproduit sur une carte postale, une couverture de livre de philo ou une coque d’iPhone : peu importe. Reconnaissables entre mille, les compositions imaginées par le belge, né en 1898 à Lessines, se prêtent étonnamment bien à la circulation dématérialisées des images, anticipant d’un petit siècle le devenir-Pinterest des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art.
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Cette quotidienneté, et la fréquentation intime, bien que par procuration, que nous avons de Magritte, fait de toute nouvelle exposition une tâche épineuse. Le déjà-vu guette au tournant, menaçant d’émousser l’onde de choc des premières fois. A force d’être partout, Magritte est aussi nulle part, condamné à l’attention distraite que confère la familiarité. Au Centre Pompidou, l’imposante exposition qui signe son retour entre les murs de l’institution, trente-six ans après qu’il en ait pour la première fois investi les cimaises, en tient compte. Didier Ottinger, son commissaire, a d’emblée choisi de placer Magritte hors du temps ; ou plutôt, de brouiller la chronologie interne de son oeuvre, afin d’étudier le commerce qu’entretiennent ses toiles avec les grands mythes de la philosophie.
Hériter de Magritte, c’est renier toute généalogie, dogme ou maître
Ce premier pas vers la déchronologisation de Magritte, lui faisant plonger ses racines dans les premières heures de la tradition philosophique occidentale, ne serait pas complet sans un autre. Un pas en avant cette fois-ci : l’immersion dans le paradigme visuel du siècle qui est le nôtre. Magritte, soluble dans l’an 2K16 ? Unanimement, les paires d’yeux contemporains qui se posent sur lui aujourd’hui retiennent « la fraîcheur et l’ouverture« .
Pour Klaus Speidel, docteur en philosophie et auteur de l’un des essais du catalogue de l’exposition, la découverte de Magritte se fit par l’entregent du tableau La Clef des Songes (1927), qu’il découvre au début des années 2000, alors qu’il est encore étudiant à la Pinacothèque de Munich.
« Le tableau m’a intrigué, jusqu’à devenir un défi. Je sentais que sa rigueur organisationnelle devait cacher quelque chose de plus profond, et qu’il me fallait trouver la clef pour que le tableau dévoile son sens. J’ai fini par consacrer mon mémoire de Master au tableau, en élargissant l’approche aux images-mots de Magritte et à son rapport à la représentation au sens large. Pour cela, j’ai tenté d’analyser autant que possible ses tableaux sans faire appel à des connaissances spécialisées ».
Le rapport à l’image et au monde, plus qu’au contexte historique ou aux autres artistes et mouvements artistiques, est la méthode qu’il a élue à son tour pour appréhender les œuvres d’artistes contemporains. Parmi eux, ceux qu’il considère comme les dignes héritiers de l’homme au chapeau melon brillent par leur humour et leur irrévérence. Et surtout, ils veillent à se placer en dehors des généalogies : magrittéen, on ne peut l’être qu’en ayant renié toute autre école, dogme ou maître.
« Claude Closky par sa façon de penser, l’artiste argentine Liliana Porter, Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari dans les formes surréalistes qu’ils trouvent, plus que par la pensée. Vincent Broquaire, bien sûr, mais également Dan Perjovschi et Sylvain Bourget et tous les artistes qui font ce que j’appelle des œuvres à pointe, qui contiennent une chute ou un trait d’esprit, comme c’est le cas pour les aphorismes et les maximes. On peut aussi penser à beaucoup de graphistes, par exemple Christoph Niemann ou Noma Bar, ou à certains artistes néo-conceptuels ludiques, comme Etienne Chambaud. »
Car Magritte peint en se rapportant au milieu interne que constitue le tableau, un environnement clos et comme soustrait à la pesanteur du réel, où s’annulent les hiérarchies entre réel et image. Le tableau n’est plus, comme dans la majeure partie de l’art occidental, une « fenêtre ouverte sur le monde » ; pas plus qu’il ne se charge de reproduire la réalité ou, comme ce sera le cas plus tard, les mécanismes de la vision. La peinture est elle-même le sujet du tableau : elle ne se contente pas de pointer du doigt quelque chose qui existerait hors cadre. Sur la surface de la toile, les images mentales, et les rapprochements que permet le langage, prospèrent librement.
Magritte aurait-il inventé le copier/coller ?
On ne s’étonnera donc pas qu’une des sections de l’exposition soit consacrée au Mythe de la Caverne chez Platon. Plusieurs toiles de Magritte s’y référent explicitement, notamment la série de La Condition humaine. Chez le belge, la peinture est toujours mensongère, mais elle a enfin cessé de vouloir imiter quoi que ce soit – c’est d’ailleurs, en toute simplicité, le sens fondamental de la fameuse pipe de 1929 (et ça sera le seul moment pipe de l’article, promis). Une acceptation pleine et pulsionnelle du simulacre qui est précisément le biais par lequel se laisse d’ores et déjà entrevoir la filiation avec le régime des images à l’ère numérique.
Lorsqu’on regarde les tableaux de la série La Condition Humaine (initiée en 1935, augmentée pendant plus de vingt ans par la suite), ou encore La Clef des champs (1936), le rapprochement avec la série Screenshots (2012) du jeune artiste Pablo Réol, 26 ans, est frappante. « L’idée, c’était de retrouver à chaque fois le fond d’écran qui correspondait aux images de démonstration des téléviseurs. Une sorte de décor du décor« , explique le diplômé de l’école des Beaux-Arts de Lyon. Nul lien d’inspiration directe entre son travail et Magritte, mais une sensibilité ambiante commune. Comme le belge, les jeunes artistes grandis avec internet considèrent eux-aussi que le monde est déjà une image, puisant dans le réservoir d’images du web des signifiants qu’ils reconfigurent ensuite par assemblage.
« Ses proposition sur l’image-écran — la toile devant le paysage qu’elle est censée représenter — ou sur les limites de l’image (contradictions, projections, légendes-titre) sont tout à fait d’actualité. Nous avons pris l’habitude de voir se superposer et se juxtaposer des images, par exemple lorsque nous ouvrons différentes fenêtres d’ordinateur, ce qui rejoue aléatoirement certains des procédés de Magritte ».
Ainsi, dans son travail, Pablo Réol dit mener une pratique de « bricolage » par rapport aux images trouvées sur le net :
« Je regarde ce qui va ensemble, et comment le propos de l’image de départ pourrait être prolongé, que ce soit par des procédés de camouflage ou de contradiction. J’intègre parfois aussi du texte, souvent des citations, par le biais du titre ou directement dans l’image. Je n’ai pas encore tout à fait renoncé à devenir peintre, mais justement, dans le cadre de la logique de spécificité des medium, qui reste un dogme pour les arts visuels, la question de la matérialité de l’image d’écran et de ses dérivés a quelque chose de véritablement passionnant. Et dans cette perspective, l’aspect lisse du collage numérique est imparable, car le procédé permet une fusion totale entre les différentes sources. »
Les Mots et les Choses et les fenêtres pop-up
Cette facture lisse et pelliculaire a beaucoup été soulignée chez Magritte. C’est elle, faisant oublier la patte du peintre, qui permet aux plans, fonds et figures de glisser les uns sur les autres et de se chevaucher par endroits : « Je préfère que l’on songe à ce que l’image représente plutôt qu’à l’adresse de la main« , déclarera l’intéressé. Dans cette déclaration, l’esthétique fluide du collage et des fenêtres multiples qui se chevauchent à l’écran se profile déjà.
Pour Vincent Broquaire aussi, « beaucoup de peintures de Magritte résonnent aujourd’hui d’une manière étonnante avec notre ère numérique et de retouche d’image. Les nombreuses trouvailles et principes de détourage, de différence de luminosité dans la même scène, les copier/coller, nous apparaissent maintenant comme des manipulations digitales, faisant partie intégrante de la peinture, ce qui donne un caractère encore plus intemporel à ses œuvres. »
Formé aux Beaux-Arts de Lorient et aux Arts Déco de Strasbourg, Vincent Broquaire suit l’option communication graphique tout au long de ses études. Il en gardera un intérêt pour le dessin, devenu sa marque de fabrique, qu’il conjuguera à l’étude des rapports renouvelés entre mots et images, tels qu’ils se tissent dans un environnement numérique. S’incarne chez lui l’actualisation d’un autre aspect décisif de Magritte : non seulement l’idée d’une pensée s’exprimant en images, mais encore d’une peinture où le mot serait traité à égalité avec l’objet qu’il désigne – et qu’il désigne arbitrairement, comme nous l’a bien appris la bonne vieille pipe.
« Le texte et écriture sont très importants pour moi. Au départ, le texte était presque systématique : je plaçais alors très souvent une légende en dessous d’un dessin afin d’y ajouter un commentaire pouvant s’écarter du sujet. Il y avait l’intention de provoquer un contraste entre image et texte, un décalage qui en devenait amusant : souvent le dessin mettait en scène un personnage dans un décor ou dans une situation absurde, présentée comme tout à fait normale. Dans les dessins plus récents, le texte apparaît de manière plus ponctuelle. Il est devenu essentiellement un élément perturbateur, un parasite. Ce sont généralement des messages d’erreur, des boîtes de dialogue qui suggèrent un écran, la présence d’une interface ou un message qui ne devrait pas apparaître sur le dessin.
Magritte : la justification par anticipation des recherches plastiques de la génération d’aujourd’hui
Interrogé sur l’influence de Magritte sur sa pratique, Vincent Broquaire cite lui aussi la série de La Condition humaine ainsi que La Clef des champs, tout en concédant que l’influence de Magritte n’est pas une référence consciente, mais s’enracine plus profondément dans la culture visuelle dont nous héritons. « Je peux toutefois noter comme similitudes la volonté de remettre sans cesse en question l’image et notre manière de voir le monde, ainsi que le goût pour situations illogiques et absurdes présentées comme normales, où la fiction s’immisce dans le réel. »
Comme les mythes fondateurs en philosophie, Magritte représente l’inscription dans le marbre de l’histoire de l’art des manière de penser et d’agencer les images de la génération des digital natives. Son œuvre, et la lecture transversale qu’elle autorise, vient apporter le cachet d’une justification par anticipation des recherches de nombres de jeunes artistes d’aujourd’hui attachés eux-aussi à faire tomber les cloisons entre art et pensée, réel et virtuel, au profit de la poursuite effrénée de l’image poétique, imprévisible ou juste belle – cette image qu’il n’est alors plus possible de disqualifier au motif qu’elle ne serait que mentale. La seule leçon de Magritte est alors peut-être celle-ci : la réalité est chose du passé, et définitivement dépassée.
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