De la sphère domestique délicate de Josephine Foster aux cocktails lounge de Rubin Steiner & The Dictaphone en passant par les faux temps calmes de The Saxophones ou les déflagrations de Mandy, Indiana, retrouvez dix sorties de l’année qui méritent amplement d’être (re)mises en avant.
Ce premier semestre 2023 a été marqué par la fin, parfois inattendue, d’interminables attentes : Everything but the Girl (24 ans de silence), Anohni & the Johnsons (13 ans), Isolée (12 ans), Sigur Rós (10 ans), Blur (8 ans). Autant de noms figurant au panthéon des Inrocks comme ceux de Lloyd Cole, Miossec, PJ Harvey, Depeche Mode, Étienne Daho, Yo la Tengo, Gorillaz ou Feist qui nous ont aussi donné de leurs nouvelles.
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Côté valeurs confirmées se sont aussi manifesté·es Lana Del Rey (en voie de panthéonisation), The National, Baxter Dury, Blick Bassy, Caroline Polachek, le Strokes Albert Hammond Jr. ou Django Django. Quand côté révélations/confirmations paraissaient les productions de Squid, du Fontaines D.C. Grian Chatten, de Clair, Geese ou Lucie Antunes.
Face à cette offre pléthorique et faute de temps ou d’espace, certains albums sont passés à l’as (Vega, ajouterait le regretté Christophe). Mais l’été étant propice à la prise de recul, en voici dix qui méritent largement votre attention, et ont éveillé la nôtre.
The Saxophones To Be a Cloud
Comment décrire The Saxophones à qui a la chance de ne pas les connaître ? Peut-être en commençant par la fin, soit le dernier morceau de To Be a Cloud, leur troisième album. Desert Flower est une merveille de ballade atmosphérique évoquant le meilleur de Lee Hazlewood grâce au timbre grave et fiévreux d’Alexi Erenkov et à sa qualité de songwriter qui lui permet de masquer les angoisses exprimées dans le texte par la sérénité apparente que l’écoute du titre procure. Mais revenons au(x) début(s)…
À l’origine, The Saxophones était un projet solo, mais Alexi, ayant besoin de percussions pour ses compositions, ne se casse pas trop la tête et demande à son épouse, Alison Alderice, de s’en charger. En résulte le sobrement intitulé Songs of The Saxophones (2018), à la pochette aussi délicieusement vintage que la musique dévoilée, enrichie par l’apport du multi-instrumentiste (basse, vibraphone, synthétiseurs) Richard Laws. Deux plus tard, le charme opère encore avec Eternity Bay, titre-invitation au voyage parfaitement justifié.
Aujourd’hui, To Be Cloud poursuit le voyage enchanté. Le timbre majestueux et ample d’Alexi plane toujours au-dessus des rythmes soyeux et éthérés ourdis par Alison, que complètent les discrets mais décisifs apports de Richard. De ce folk-jazz vaporeux émane une sensation précieuse de bien-être et d’apaisement qui paraît envelopper notre monde de bruit et de fureur dans une ouate confortable, emportant la tête de l’auditeur·ice dans les nuages.
To Be a Cloud (Full Time Hobby/PIAS)
Ali Farka Touré Voyageur
La réserve concernant la parution d’un album posthume est souvent de mise. D’emblée, l’apéritif Safari et Malahani, son successeur, balaient les réserves puisque sur ces deux titres qui ouvrent le Voyageur d’Ali Farka Touré sont une fois encore restitués le génie et la virtuosité discrète du maire de Niafunké. Dix-sept ans après le déjà parfait Savane et le décès du maître malien, voici donc Voyageur, qui saisit par son pouvoir hypnotique son sens de la transe et toujours ce blues sahélien qui parfois semble faire entrer en fusion les eaux du Niger et celles du Mississippi.
Le travail sur le son effectué par Nick Gold, avec le soutien de Vieux Farka Touré, est remarquable, comme si l’ensemble avait été enregistré hier et pour l’éternité. Le fondateur du label World Circuit estimait en 2019, en évoquant Ali Farka Touré, que “c’était la chose la plus belle du monde que le voir jouer de la guitare”. Pour couronner le tout, Voyageur recèle trois duos avec l’immense Oumou Sangaré et qui, à eux seuls, valent l’écoute de ce recueil d’émotions. Voyageur est donc à ranger précieusement auprès d’autres posthumes de luxe tels le Thanks for the Dance de Leonard Cohen, le Stellar Regions de John Coltrane ou l’immortel En amont d’Alain Bashung.
Et pour qui veut prolonger cette expérience de communication avec les morts, reste aussi à découvrir le très beau Ali que Vieux Farka Touré a gravé en hommage à son père avec les érudits texans de Khruangbin.
Voyageur (World Circuit/BMG)
Josephine Foster Domestic Sphere
Des bruits de pas, des chants d’oiseau et des gazouillis d’enfant : ainsi l’Entrance de Josephine Foster nous accueille dans sa Domestic Sphere et d’emblée nous nous y sentons bien. D’emblée, c’est-à-dire une fois passé cette entrée avec Pendulum, son parfum délicat de home-made, de tarte aux pommes relevée à la cannelle, de cocon familial où il fait bon se sentir bien. Porte-flambeau d’un folk acoustique venu du début des âges, la native du Colorado, multi-instrumentiste d’exception, invite ici au repos et à la méditation en variant les inspirations (précédemment avec un recueil de comptines, une collection de Lieder du XIXe siècle ou un florilège de poésies d’Emily Dickinson).
Dans une ambiance de field recording (Entr’acte et sa suite directe Gentlemen & Ladies), Josephine Foster pose sa voix cristalline à mille lieues des fracas du monde pour mieux nous entraîner dans le sien, mais sans faire abstraction des heures sombres (Birthday Song for the Dead ou Haunted House), n’y s’empêcher de trafiquer sa voix pour mieux happer l’auditeur·ice sur Reminescence. Et quand se referme à pas feutrés la porte de cette Domestic Sphere sur un Sanctuary au charme ensorcelant, on se réjouirait presque égoïstement que Josephine Foster soit si mal connue afin de garder l’illusoire bonheur de penser qu’elle ne chante que pour nous.
Domestic Sphere (Fire Records/Kuroneko)
Brandt Brauer Frick Multi Faith Prayer Room
Les Berlinois ne sont pas du genre à se compliquer la vie, la preuve par le nom du groupe se contentant de juxtaposer le patronyme de ses trois membres. Surtout, la raison de vivre du trio est de ne jamais s’ennuyer, comme le confiait Daniel Brandt aux Inrocks en 2016 : “Lors de nos premières tournées, on a joué les mêmes morceaux trois cents fois et, au bout d’un moment, on avait l’impression de trahir le public en perdant notre excitation.”
Fidèles à un principe de base immuable (composer de la musique électronique où les machines et les instruments classiques sont traités à parts égales), les Allemands trompent aussi l’ennui en multipliant les collaborations (Catherine Ringer, Beaver Sheppard, Nina Kravitz ou, aujourd’hui, Mykki Blanco) et les expériences (la bande-son de l’opéra pop de Martin Butler sur Gianni Versace), entre virage pop (Joy en 2016) et allégeance à la techno matricielle avec Echo en 2019.
Alors, où sont-ils allés cette fois-ci ? Multi Faith Prayer Room part dans tous les sens mais avec cohérence, de tentatives sérielle (Mad Rush) ou répétitive (Soba) à de sombres visions du futur exposées par Mykki Blanco (Act One) et Marina Herlop (Future). Il ne perd toutefois jamais de vue les clubs (car le trio aime aussi faire danser) avec les soulful Closer to You et In Your Head Now ou le très kicky Dotted Line. Et comme à chaque parution, on fera un crochet par leur “salle de prière multiconfessionnelle” pour que Brandt Brauer Frick passe enfin le stade du simple succès d’estime.
Multi Faith Prayer Room (Because)
Rubin Steiner & The Dictaphone Banananas
D’Hotel Costes à Buddha Bar, de Café del Mar à Mezzanine de l’Alcazar, les années 1990 ont vu fleurir une cohorte de compiles lounge qui, à force de dilutions en de multiples sous-compiles, ont rendu le genre infréquentable et suscité l’opprobre. Alors que ladite lounge music est née cinquante ans plus tôt (pour faire vite, entre la fin des années 1940 et le début des années 1950), elle devient un mélange de vibraphone, de marimbas et de rythmes pseudo-latinos doucereux, propres à une écoute facile et idéale pour accompagner les apéros entre amis et les couchers de soleil sur la plage.
Cette musique, enveloppante quand on y prête l’oreille et émolliente quand elle est dite de fond (et parfois fondue avec l’exotica), un duo français s’est mis en tête d’en raviver la mémoire. Celui-ci est composé de Fred Landier (dit Rubin Steiner, qui n’a aucun problème à mixer disco, hip-hop, rock et tout autre genre qui vous passera par la tête dans ses disques) et Jérémie Morin (dit The Dictaphone, autant féru d’avant que de post-punk).
En à peine plus d’une demi-heure, les deux compères parviennent à leurs fins en dévoilant avec modestie leur érudition musicale. De Cocktail sauvage qui nous plonge dans les meilleures BO d’Henry Mancini pour Blake Edwards à un Clair de Lune langoureux, en passant par un Aliens décérébré, le duo enchante jusqu’à son Générique de fin qui semble n’avoir pour seul but que de nous donner envie de rejouer Banananas depuis le début.
Banananas (Platinum/L’Autre Distribution)
Mohamed Lamouri Méhari
Tout concorde (lignes 1, 8 et 12) dans le parcours de Mohamed Lamouri. Il chante le raï et a été découvert dans le métro où il se produit depuis plus de dix ans avec une une ligne privilégiée, comme il le confiait aux Inrocks en 2018 : “J’ai pas mal joué sur la 8, ou sur la 6, mais la 2 est bien mieux. Elle traverse des quartiers populaires : Belleville, Jaurès, La Chapelle, Barbès… Et après, c’est les quartiers plus chics, vers Anvers. En général, je vais de Courcelles à Père Lachaise, ou jusqu’à Nation s’il y a du monde.” Repéré par plusieurs maisons de disques, il choisit de publier son premier album, Underground Raï Love, avec l’indépendante Souterraine.
Ce premier album révèle à un plus large public que celui du métro parisien et la chalandise hétéroclite du Zorba, bar-concert de Belleville où il aime parfois à se produire, sa voix rauque qui s’abreuve du souvenir de Tlemcen, d’où il est originaire, de Cheb Hasni dont il chérit l’œuvre et des épreuves de la vie sur lesquelles, pudique, il s’étend rarement. Quatre ans après Underground Raï Love arrive donc le polysémique Méhari (fier coursier du désert avant que Citroën n’en fasse une voiture tout-terrain).
D’Omni Omni, qui incite à se demander comment traduire en arabe la saudade, à Ya Rayah (dans une troublante réinterprétation du titre popularisé en France puis dans le monde par Rachid Taha avec qui il partagea un soir la scène du Cannibale Café), Mohamed Lamouri reste fidèle à sa ligne où se mettent en correspondance ambition et modestie, lumière et mélancolie, raï et reste du monde dans un beau voyage pour lequel il n’est nul besoin de passe Navigo.
Méhari (Almost Music/La Souterraine)
Don & Françoiz Covers Songs in Inferno
Don, c’est Don Niño, franc-tireur de la musique hexagonale, sitariste et créateur du label Prohibited Records. Il a été remixé par Chloé (Beats) et a collaboré avec Luke Sutherland (Mogwai), Helena Noguerra ou l’installateur vidéaste (et nantais) Pierrick Sorin. Françoiz, c’est Françoiz Breut, avant tout illustratrice et graphiste menant une carrière intermittente dans le monde de la musique.
Révélée par sa participation au Twenty-Two Bar de Dominique A, puis confirmée grâce à un premier album essentiellement écrit, composé et réalisé par lui, elle a ensuite rencontré sur sa route (et entre autres), des sommités telles que Calexico, Refree (oui, oui, le Refree qui accompagne Rosalía !) ou Frànçois & the Atlas Mountains. Onze ans après La Chirurgie des sentiments, cinquième album de Françoiz réalisé par Don, le duo se reforme en 2023 pour Cover Songs in Inferno, remarquable collection de reprises où se croisent Felt, The Cramps, Black Sabbath, Bonnie Prince Billy et Donovan.
Une liste a priori hétéroclite mais à laquelle Don et Françoiz ont eu à cœur de donner une unité faite de bric et de broc, d’Americana et de folk bidouillé, de lo-fi et de rock atmosphérique. Le duo impose ainsi un univers cotonneux qui s’achève par une belle version du White Rabbit de Jefferson Airplane où la voix de Françoiz regarde planer le fantôme de Grace Slick. À quand le volume 2, Covers Songs in Paradiso ?
Covers Songs in Inferno (Prohibited Records/L’Autre Distribution)
Antonin En silence
Présenté avec une certaine élégance comme un “dandy des grands chemins” par son label, le très fréquentable Ekler’o’shock (qui compte à son catalogue les tout aussi fréquentables Polo & Pan, Limousine, Andrea Laszlo de Simone ou Kids Return), Antonin Bartherotte, lui, se voit plutôt en Ivre-mer, comme il le confie d’une voix de tête sur l’un des titres les plus marquants d’En silence.
Cheveux blonds et longs décolorés par le sel et le soleil, regard lointain porté vers les vagues (ou vague porté vers le lointain), Antonin a notamment repris avec classe Les Paradis perdus du dernier des Bevilacqua. On ne s’étonnera donc pas que ce soit en italien qu’il se présente à nous sur cet album débutant, après une courte Introduzione, avec Antonino, sorte de tarentelle remise au goût du jour avec des chœurs qui respirent la légèreté et le petit coup de mandoline qui va bien. Balnéaire et solaire, En silence (du nom de l’embarcation appartenant à sa grand-mère) nous mène en bateau avec nonchalance et détachement.
Ainsi nous fait-il passer d’Hawaï (la revisite de Daniel Defoe Robinson) à Cuba (le boléro aux faux airs de Quien sera qui donne son titre à l’album), puis nous immerge dans une indolence salvatrice, et ce, même lorsqu’il s’essaie à l’anglais (Television). Soit au total un doux festival de musiques estivales dont le mignonisme cher à Philippe Katerine se niche jusque dans ses derniers mots : “Maman, je t’aime.”
En silence (Ekler’o’shock Records/Bigwax)
Fatoumata Diawara London Ko
Depuis plus de vingt-cinq ans, Fatoumata Diawara habite un paysage pluriel situé entre Mali et France, entre théâtre, cinéma et musique, n’hésitant pas à mélanger un peu tous ces modes d’expression. Du fait de la densité et de l’éclectisme de ce parcours, il est déroutant de relever que London Ko n’est que son troisième album. Le “Ko” désigne Bamako et peut aussi malheureusement se lire “chaos”, puisque le pays est à la fois la proie d’une junte factieuse et de la milice Wagner, le tout sous une menace djihadiste.
Quant au “London”, il est incarné par l’inévitable Damon Albarn (qui semble avoir participé à la plupart des sorties discographiques de ce premier semestre 2023). Sur Nsera, un riff de claviers paraissant tout droit sorti de l’ordi personnel de James Murphy (LCD Soundsystem) permet d’entremêler les voix de Fatoumata et de Damon, trois ans après le Désolé de Gorillaz pour un rendu saisissant.
L’outre-Atlantique y est représenté par le timbre voilé d’Angie Stone (sur Somaw), par le Brooklyn Youth Chorus qui illumine Sete et Moussoya ; enfin, par le pianiste cubain Roberto Fonseca sur un Blues endiablé. On y croise aussi un Français d’origine libanaise qui pose sa voix et sa guitare sur Massa Den, transe bien tenue par un Matthieu Chedid sobre. Bien entendu, l’Afrique est aussi invitée à la table des réjouissances avec M.anifest, rappeur et producteur guinéen qui vient contribuer avec humilité à Mogokan, et avec l’autrice-compositrice nigériane Yemi Alade qu’il est fortement recommandé de découvrir par ailleurs.
Passée cette litanie de guests qui, toutes et tous, participent à la qualité et à la grandeur de London KO, il n’est pas inutile de rappeler que sa cheffe d’orchestre s’en sort très bien toute seule sur l’accalmie Seguen, le paisible Netara ou le finale Maya.
London Ko (3ème Bureau/ Wagram Music)
Mandy, Indiana I’ve Seen a Way
Commençons par les présentations : à l’origine Mandy s’appelait Gary, ville de l’Indiana qui a vu naître les cinq frères Jackson. Pourtant Mandy, Indiana n’a rien à voir avec Mandy, ni avec l’Indiana ou les Jackson 5, puisqu’il s’agit d’un quatuor de Manchester. Depuis Nike of Samothrace (2020), leur intrigant premier single, on a gardé un œil et les deux oreilles sur la troupe de Valentine Caulfield, native de Paris et qui apporte sa French touch à l’ensemble.
Après une série de singles confirmant que Mandy, Indiana méritait amplement notre attention, voici donc I’ve Seen a Way, premier album qui pousse à bout les limites de l’electropunk dès le deuxième morceau, Drag [Crashed] après un trompeur Love Theme (4K VHS) flottant comme du Jean-Michel Jarre. La suite n’est que déflagrations dans une autre dimension où se télescopent le talk-over de Caulfield, les rythmes entêtés d’Alex MacDougall (sans doute l’un des meilleurs batteurs du moment), les synthés fous de Simon Catling et le travail en profondeur du guitariste-producteur Scott Fair.
Quelque chose de tribal et d’émeutier se joue ici avec néanmoins une sophistication sous-jacente où point sous l’immédiateté une érudition passée à la moulinette de la rage contrôlée. I’ve Seen a Way ouvre ainsi une voie royale vers la victoire (de Samothrace ?) ou, pourquoi pas un jour, jusqu’à Gary, Indiana. En attendant, autant rester à Manchester et écouter en boucle ce premier album galvanisant.
I’ve Seen a Way (Fire Talk Records)
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