Le style est un mot qui hante notre époque. Plutôt que de limiter son sens au champ esthétique, Marielle Macé le tire vers un horizon éthique et politique dans son bel essai Styles : une manière de défendre un rapport au monde, plutôt qu’une mise en scène de soi. Elle revient ici dans un entretien sur les chemins de sa réflexion stimulante.
Le mot “style” obsède notre époque. Il s’imprime dans toutes les pages des journaux et sur les panneaux publicitaires ; en quoi vous intéresse-t-il en tant que théoricienne de la littérature ?
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Marielle Macé – Il m’intéresse justement pour tout ce qu’il peut désigner en dehors de la littérature, surtout lorsqu’il en vient à qualifier nos vies. Et il m’intéresse parce que c’est en effet un mot qui excite, qui séduit, qui “emporte”. J’ai voulu faire émerger l’idée que c’est surtout un mot du dissensus, un mot sur lequel nous ne sommes pas tous d’accord, parce que c’est un mot où se combattent des valeurs, et qui fait surgir des convictions sur ce à quoi l’on tient (les “styles de vie” dont on veut, ceux dont on ne veut pas, les gestes que l’on espère, ceux que l’on veut accuser, les rythmes qu’il faudrait et les rythmes que l’on combat, etc.).
Au commencement de ce travail, je pensais construire une sorte de manifeste pour une approche stylistique de l’existence, dans une mise en dialogue des études littéraires et du discours sur le social. Mais je me suis dit qu’il fallait chercher à être plus précis et plus combattif que cela : j’ai voulu manifester (après d’autres, comme Eric Bordas) la force de fétichisation de ce mot, et surtout la conflictualité qu’il porte, la façon que nous avons d’y engager nos idées très différentes de la vie (de la vie qui compte).
Quand on parle de styles, ou de manières d’être, ou de rythmes de vie, on ne parle pas seulement de “formes”, on parle toujours des formes qui comptent, qui valent la peine, de formes de vie que l’on veut soutenir ou que l’on est prêt à combattre. C’est un terrain d’engagement, d’incertitudes, de débats. Le “comment” de la vie comme espace de désaccords et de côtoiements, voilà le sujet que j’ai fini par explorer.
Ne risquez-vous pas de déstabiliser des lecteurs qui pourraient s’attendre à trouver dans votre livre une sorte de guide du style ?
Ce n’est pas bien grave de décevoir les attentes, si l’on accepte d’en tenir compte, et de les déplacer en conscience ; ce ne serait pas grave, en tout cas, de décevoir une attente de cet ordre, qui serait l’attente de la prescription d’un “lifestyle” – comme si à cette question si grave et désarmante du “comment vivre” on pouvait répondre d’emblée : comme ça ! Mon envie était justement de me réemparer de ce mot pour le vider de son caractère monologique, injonctif, commercial : arracher ce mot au seul sens qui semble circuler aujourd’hui publiquement, et qui confisque en quelque sorte toute la question des “formes de la vie”, de toutes formes que peuvent prendre nos vies, et de tout ce que cela peut vouloir dire.
Pourquoi cet enjeu du style est-il important pour vous ?
J’enseigne la littérature, et le style a toujours été mon objet ; pas exactement en tant qu’il désigne une conquête de valeur esthétique (la beauté, l’élégance, le prestige, que sais-je), mais en tant qu’il appelle une attention constante aux singularités. J’ai été formée à la littérature par la stylistique la plus technique, une “stylistique stylisticienne” si je puis dire. Pas par la rhétorique (qui pense en termes de classements, de genres, de convenance), mais par la stylistique, qui consiste à se laisser étonner par les formes toujours surprenantes des textes, à aller observer patiemment un texte pour comprendre et essayer de décrire ce qu’il propose – une manière de se tenir dans la langue, un régime de sens… Et mon sujet de recherche initial était l’essai, l’écriture de l’essai, qui est un engagement de la pensée dans le style, le style mis au service de la pensée, au service de l’effort pour qualifier le monde, pour observer et juger les choses du monde.
C’est ce qu’on appelle “la littérature de diction”, par opposition à la littérature de fiction : celle qui n’est “littéraire” que du fait de son engagement dans l’écriture, de l’importance qu’elle accorde au langage comme “instrument fouisseur” de la pensée (c’est Quignard qui le dit ainsi), comme instrument de la vie aussi. Cette littérature d’essais est très importante, elle va de Montaigne à Jean-Christophe Bailly, en passant pas Benjamin, Valéry, Sartre, Adorno, Bataille, Foucault, Barthes, aujourd’hui Pierre Pachet, qui vient de mourir …
Qu’est-ce qui pourrait relier tous les écrivains dont vous discutez les écrits dans votre essai ?
Le sujet de mon livre est ce que je tente décidément (même si ce n’est pas très élégant) d’appeler le “comment” de la vie : comment vit-on, comment vit-on ici, et là, et tout à fait ailleurs, et toi comment vis-tu, et comment voudrais-tu vivre, et pourrions-nous vivre autrement ? Or les écrivains qui me semblent le plus engagés dans ce regard sur le “comment”, c’est-à-dire sur les formes d’existence et les conflits qui s’y jouent, sont à mes yeux des poètes, et avant tout des poètes en colère: Baudelaire, Rilke, Agee, Pasolini, Ponge, Michaux, Sebald, Deguy… Les poètes en colère, ce sont ceux qui arrivent à tenir les deux bouts de la chaine – le souci poétique est d’être au plus juste avec les mots, et la disposition à la colère, à la critique, cette façon de vouloir juger le monde, de juger ses chances politiques, son habitabilité, sa dispersion en possibles, de chercher à savoir exactement “à quoi dire oui et à quoi dire non”.
La colère est un aspect important de la question : j’aime les écrivains irritables, blessables, ceux qui sont capables (si je puis dire) d’être meurtris par un état du monde. “Le poète est du genre irritable” disait Baudelaire (au sujet de Poe) ; et il est irritable non par tempérament, mais par clairvoyance, parce qu’il est attentif, vigilant, “voyant” même : il sait voir l’injustice, ou la domination, là où d’autres ne la voient pas, ne voient pas la différence, ne “voient pas le problème”, comme on dit ; il allume des “voyants” pour nous tirer hors de l’indifférence, de l’inattention – Baudelaire parlait aussi de “l’œil d’aigle” de celui qui ne veut céder sur aucune distinction, celui qui n’est “revenu” d’aucune différence, d’aucune souffrance. Des poètes qui engagent tout leur amour de la langue dans une attention au monde, et qui s’autorisent à le juger. Engagement dans la forme et intention critique, autrement dit désir de justesse et désir de justice, c’est le nœud qui m’importe le plus. Ce foyer d’écrivains en colère (et dont la colère peut être méconnaissable, douce, joyeuse, aimante – comme chez Pasolini – car son seul ennemi est l’inattention), c’est, si je puis dire, “ma bande”.
Que faites-vous des études littéraires ?
J’essaie de les investir d’une manière un peu particulière, en faisant en sorte que la littérature ne soit pas forcément l’objet de la recherche, mais son instrument, son guide, son allié. Il y a un évident désamour, et donc quelque chose à tenter pour faire vivre la réflexion sur la littérature ; aujourd’hui les études littéraires ne soulèvent pas les foules, peu d’étudiants ont vraiment envie d’y consacrer leur effort, et la parole littéraire (celle qui n’émanerait pas forcément des écrivains, mais de ceux qui font profession d’enseigner la littérature, de l’étudier, de la transmettre) n’est pas très écoutée lorsqu’il s’agit de tenir un discours sur le présent, et sur ce qui importe au présent, comme si le cœur n’y était plus, comme s’il y avait une indignité des spécialistes de littérature (surtout de celle du passé) au regard des enjeux les plus brûlants de notre vie collective.
D’ailleurs ce qui s’écrit aujourd’hui de plus vibrant sur la littérature, cela vient plutôt des historiens, comme Patrick Boucheron, des philosophes, comme Rancière, des sociologues – j’admire beaucoup de ce point de vue Boltanski, qui a souvent réfléchi en compagnie de textes anciens, et qui est aussi poète…
Les études littéraires sont-elles trop techniciennes ?
Non, ce n’est pas ça. Je milite au contraire pour une approche technique de la littérature, c’est-à-dire pour une attention affûtée aux formes, à leurs enjeux, à la façon dont la littérature institue des formes de langage précises, autrement dit des phrases singulières, précises, citables ; parce que c’est là sa force : elle propose des phrases inédites, qui peuvent ou non étendre leur justesse sur notre présent. C’est ce qui fait qu’il est toujours si poignant de l’entendre convoquer avec précision, en direction exacte du présent (comme lorsque Patrick Boucheron a cité Hugo, et son élan pour “étonner la catastrophe”, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France).
La littérature est faite pour ça, pour être citée, pour être mobilisée, mobilisée non pas “en gros” mais dans toute sa force de nuances, pour nous permettre d’affûter nos propres phrases par exemple de savoir ce que l’on dit quand on dit “nous”, ou quand on dit “peuple”, ou quand on dit “France”… Je viens de lire le très beau livre de Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Les Potentiels du temps ; je me dis que des études littéraires pourraient ajouter leur petite pierre à cette étude si libérante du “potentiel”, à cette façon de concevoir le temps comme un espace de possibles.
Comment ? Par exemple par une réflexion sur le “conditionnel”, qui intéresse tant les auteurs ; car ce qu’enseignent les études sur les formes verbales, c’est que le conditionnel est à la fois un temps – le futur du passé – et un mode – une disposition active de celui qui parle à l’égard du statut du réel ; un mode qui accepte toutes sortes de variations sur les enjeux du possible : le potentiel, l’irréel du passé, l’irréel du présent, etc. Voilà un petit exemple de ce que les études littéraires peuvent apporter à une réflexion politique : la conviction, dans ce cas précis, que l’imagination du futur et les façons de se rapporter au passé imposent une certaine disposition des sujets dans la parole.
Comment avez-vous construit votre corpus ?
En fait c’est mon corpus de toujours, celui qui va de la poésie aux sciences sociales, et qui s’autorise à les faire voisiner ; dans la tradition moderne, la question n’est peut-être pas tellement celle des frontières, du statut des textes, mais d’œuvres ou d’interventions qui s’adressent les unes aux autres, qui circulent dans un même espace, et qui présentent un même genre d’effort. Dans mon livre Bourdieu discute avec Ponge, Nietzsche avec Baudelaire, Michaux avec Agamben, Kafka avec Butler…
J’ai l’impression que dans tous ces cas l’arme intellectuelle est la même : c’est l’attention aux mots, et donc aux choses, c’est-à-dire, décidément, le double désir de justesse et de justice. J’essaie de cesser de me poser des questions de statut (est-ce que ça c’est de la littérature, etc. ?). D’ailleurs les grands prosateurs d’aujourd’hui me semble très marqués par cette liberté de circulation, ce voisinage entre les écrivains et les historiens, entre les anthropologues et les poètes. Eric Vuillard, Arno Bertina, Mathieu Riboulet…
Peut-on dire que le style, en tant que catégorie, est forcément indexé à la modernité ?
Le style comme phénomène existe depuis toujours sans doute, depuis qu’on s’adresse les uns aux autres (qu’on s’adresse des phrases, des images, des gestes) ; il n’y a pas d’origine datable de ce point de vue, en tout cas je ne serais pas capable de la dater. Mais c’est effectivement un mot “moderne” en ce sens qu’il a fallu attendre Flaubert et Balzac pour qu’il devienne le mot fétiche de la littérature, presque son nom propre. Et au même moment il est devenu l’un des mots importants de la compréhension et la description de la vie ordinaire. Un mot moderne, notamment parce que c’est un mot chargé, irrité, électrisant ; c’est ce qui se voit si bien chez Balzac, dans son Traité de la vie élégante entre autres : Balzac décrit un nouveau régime du sensible, avec une conscience très forte de la nervosité qui habite les sujets : une nervosité de la comparaison, une inquiétude de l’égalité.
Ce qui existait jusque-là, cela ne fait aucun doute, c’était la dimension esthétique de toute prise de forme de la vie. Mais ce qui est nouveau, avec les “modernes”, c’est que cette affaire de “(se) donner forme” devienne une conduite inquiète, paradoxale, incertaine, et souvent colérique, on y revient. Alors qu’avec l’idée de l’honnête homme, ou la sprezzatura de Castiglione, on s’efforçait d’obéir à une règle intérieure, liée aux valeurs de la sincérité, fût-elle toute construite, et à un certain rapport à l’idéal, à la réalisation de l’humain en soi (“l’homme même” – pas l’individu – disait Buffon). Balzac ou Baudelaire ont compris que quelque chose avait changé dans le régime esthétique de la socialité moderne, ils ont figuré (et même aggravé, et éprouvé en eux-mêmes, avec férocité dans le cas de Baudelaire : Baudelaire était à la fois le gardien des cloisons du moi, et le pulvérisateur de ces cloisons du moi) ce tourniquet permanent, cette soif de “non-moi” et cette inquiétude d’être identique.
Mais peut-on donner une définition du style ?
J’en donne plutôt une description : une sorte de définition fonctionnelle, qui insiste sur plusieurs traits. Le style concerne “l’aspectualité” des choses, il en définit les traits caractérisants, les reliefs, les accents, qui permettent d’identifier un “individu” (une singularité), mais qui convergent aussi vers un sens qui excède cet individu : un style, c’est une singularité qui s’excède elle-même, devient une véritable idée, une proposition de sens, un genre d’être, un possible de la vie. C’est une singularité “en voie de généralisation”, comme l’a dit le stylisticien Laurent Jenny.
Mais ce qui m’a importé dans cette question du style, c’est aussi sa conflictualité, le fait qu’on ne soit pas d’accord sur sa définition, et qu’on n’ait pas à être d’accord sur ce qui importe dans la question du style ; car d’un point de vue pragmatique (je me suis appuyée ici sur le travail d’Eric Bordas), il importe surtout d’observer ce que fait ce mot, le genre d’acte de langage que l’on accomplit quand on dit qu’il y a là un style, ou du style : on ne décrit jamais seulement des qualités, on en fait un problème de valeur, de forme à priser ou à accuser, de goût et de dégoût, d’attirance ou de répulsion. Le mot style accomplit ce saut du “comment” (de la forme) à la valeur : ce à quoi on veut dire oui, ce à quoi on veut dire non. Mieux vaut en maîtriser les enjeux.
Vous caractérisez trois approches de la question du style : le style comme modalité, le style comme distinction, le style comme individuation. Commençons par le style comme “modalité” : comment faut-il le comprendre ?
Penser le style comme modalité, c’est observer la façon dont la vie s’énonce toujours en modes : il n’y a pas “la vie”, il n’y a que des formes de vie, il n’y a pas “l’être”, il n’y a que des manières d’être (Canguilhem parlait à cet égard des “allures de la vie”). Penser le style de cette façon, c’est s’intéresser à une variance qui est la vie même : la vie animale se décline en espèces ; la pratique humaine s’institue en techniques du corps, en modes relationnels, en régimes actionnels, en gestes ; les existants eux-mêmes se pluralisent en différents modes d’existence, comme le dit aujourd’hui Bruno Latour…
Le fait même de la vie est vu ici comme une mise en variation de ses formes. Voir le style comme modalité, c’est tenter de brosser ce tableau de la façon dont la vie varie en permanence sur elle-même. C’est par conséquent être sensible au fait que dans toute pratique, il y a différents possibles, qui sont tous intéressants, parce qu’ils ne sont pas interchangeables, mais qui sont également tous vulnérables, vite négligés, vite confondus, vite perdus. Je crois que ce regard modal constitue le cœur de l’intention ethnologique, qui étudie les variations de cultures, et, comme l’a si bien montré Lévi-Strauss, se retrouve souvent à documenter des pertes. Pour ceux qui sont engagés dans cette conception (Mauss, Canguilhem, Certeau, mais aussi bien Ponge…), la valeur est le pluriel en tant que tel ; ce qui fait valeur, ce qui est à protéger, c’est le pluriel de ces modes du vivre.
De Balzac à Bourdieu, le style comme distinction constitue le second mode.
Oui, et c’est là un tout autre regard sur les formes de la vie ; le style comme distinction, c’est le style “éperon” (c’était le mot de Derrida au sujet des styles de Nietzsche), ce moment où les prises de formes de la vie sont des mouvements de prise de distance violente, des gestes d’écarts, des questions de goûts et de dégoûts ; celui qui observe cela (comme Balzac, ou Baudelaire, ou Bourdieu) ne vise pas un tableau paisible de la vie variant sur ses propres formes, mais une observation des reliefs et des violences de différenciation qui existent si souvent dans la vie sociale. Avoir une forme, ici, c’est s’écarter – s’écarter d’autres formes, pour mieux signaler ses appartenances, ou ses désirs d’appartenance.
Le système de la mode est-il indexé à cette volonté de distinction ?
Oui, la mode est le phénomène distinctif par excellence, elle apparaît ainsi chez Bourdieu, et auparavant chez Simmel, l’un des premiers à avoir réfléchi au social en termes de formes, c’est-à-dire avec des instruments esthétiques. Goblot aussi, un penseur un peu moins connu, parlait du tourniquet ou du piège de la distinction, où l’on ne s’écarte qu’en appartenant ; c’est ce qui fonde la mode.
Mais “la distinction” est beaucoup plus vaste (Arjun Appadurai a étudié ainsi des mouvement de cet ordre dans le domaine des conflits ethniques ou culturels). La “distinction” est en fait le mot qui indique le rapport le plus nerveux aux désirs de formes, aux prises de forme de la vie ; être ici, c’est se différencier, se distinguer, s’écarter des autres et se rapprocher des siens. Bourdieu en a fait un concept incontournable du vocabulaire de la critique ; et c’est lui qui a fait du “style” un mauvais mot, le nom d’un souci de dominants.
Avec la distinction, la question du style n’est pas juste un phénomène à observer, c’est une violence à faire voir. Et Bourdieu débusque partout des mécanismes de distinction. L’analyse de la distinction est ce qui devrait encourager une rébellion contre la capacité désespérante des sujets de se tenir à la place où on les met, à la place où on les attend. Mais se rebeller, cela voudrait dire aussi se décoloniser soi-même, être en conflit avec ses propres élans. Or, si dans la sociologie de Bourdieu, la notion de distinction est l’outil critique par excellence, dans l’univers marchand elle est la plus efficace des injonctions, elle constitue le véritable programme moral de la publicité, un programme total : toi aussi, distingue-toi !
Le “style” devient ici un outil de marketing écrasant, précisément du fait qu’il est un mot de la valeur ; et cela est rendu possible parce que la publicité vend moins des produits que des styles de vie, des promesses de vie : elle construit un univers de valeurs autour d’un produit, et propose une vie à l’achat, qui règle, en quelque sorte, la question du “comment” ; car on en a besoin, d’images de styles de vie, on a besoin de se reposer du tourment du “comment”. Personne ne résiste à cela ; un objet est toujours aussi une promesse de bonheur.
Se décoloniser de soi-même, n’est-ce pas ce que tentent de faire les écrivains qu’on qualifie souvent de transfuges ?
Oui, sans doute. Tous les écrivains “transfuges” (Annie Ernaux, François Bon, Pierre Bergounioux, Depardon dans ses textes, mais aussi bien des penseurs comme Richard Hoggart ou Didier Eribon, et évidemment Bourdieu lui-même…) sont sensibles à ces enjeux ; c’est pourquoi d’ailleurs, en s’efforçant de qualifier au plus juste les formes de vie qui les intéressent, ils occupent un espace intenable, essayant à la fois d’honorer les manières populaires auxquelles ils se sont arrachés, et de manifester partout les phénomènes de domination.
Ce sont des situations biographiquement et axiologiquement impossibles, mais la littérature est faite pour ça : pour habiter des apories, non pas pour les résoudre mais pour tenter de s’y tenir. Et ce n’est pas un hasard si leur effort à tous consiste à dire quelque chose de la culture populaire. Rancière en parle très bien, avec toutes les contradictions qu’il faut, et en maintenant la description dans un mouvement aporétique, un tourment, qui est la seule position morale viable, lorsqu’il commente le livre d’Agee et Evans, Louons les grands hommes, qui décrit les situations de vie des métayers les plus pauvres de l’Amérique des années 1930 : l’enjeu dit-il en substance, n’est pas de célébrer les “bricolages” dont témoignent les façons de faire populaires, on ne le fait que trop, mais d’y reconnaître des “arts de vivre” – c’est-à-dire des façons dont ces vies tentent, par leurs pratiques, de se mettre à la hauteur de leur destin. “Mais c’est là que le destin se montre le plus impitoyable”, conclut-il. La situation est intenable, et l’on ne saurait mieux suggérer que le terrain des formes de vie est un espace de débat, un espace où la vie se débat, tente des sorties, se voit rabattue, etc.
Que pensez-vous de la récupération de cette notion de “distinction” par les études marketing comme celles, en vogue dans les années 80-90, des “socio-styles” ?
J’y perçois le bâclage le plus évident de la question du “comment” : au lieu de prendre la mesure de la complexité des vies (ce qui est la mission commune des sciences sociales et de la littérature), on les classes en 12 ou 13 catégories, qui referment la question des styles de vie avant même qu’on l’ait posé. La mission du discours critique est précisément de se méfier de ce genre de bâclage, ou de confiscation. C’est un travail de pluralisation du mot qui est alors nécessaire, et c’est ce que j’ai tenté de faire, en accentuant des désaccords, des dissensus.
Le troisième mode est le style comme individuation. Que signifie-t-il ?
La question de l’individuation, c’est celle des singularités, dans ce qu’elles ont de disruptif, d’altérant. On n’y observe plus simplement un pluriel de modes d’être, mais une suite de guerres des styles (guerre à l’intérieur de chacun de nous, entre des lignes de vie différentes ; guerre à l’extérieur, au dehors, entre des formes de vie hostiles, ou concurrentes, qui ont pourtant à cohabiter). On entre là dans l’univers des philosophies de la différence : Deleuze, Foucault, dont héritent des anthropologues comme Eduardo Viveiros de Castro ou Arjun Appadurai.
Ce qui compte ici, c’est décidément la force de disruption des singularités, ce que Foucault appelait l’éclat de “la vie autre” ; il ne s’agit pas de montrer la manière dont on se distingue, mais de manifester combien l’on est en lutte sur les formes que l’on veut pour nos vies ; combien, en fait, la question du “comment vivre” est toujours l’ouverture d’un “vivre autrement”. Et c’est une dynamique qui est aujourd’hui très présente, très forte dans notre vie collective, cette réclamation d’autres manières de vivre.
La stylisation de l’existence, objet central de votre réflexion, ce n’est donc pas une esthétisation de soi, comme on l’entend communément. En quoi ?
Cela peut l’être, mais j’ai eu envie d’insister sur autre chose, de voir le monde bruisser de styles, de pensées, de possibles, plutôt que d’inviter chacun à trouver son style, ou à se donner du style. On doit distinguer la stylique de l’existence d’une esthétisation de soi, d’un embellissement de soi ; car la question des formes de vie dépasse de beaucoup le rapport à soi, et encore plus un rapport à soi qui serait pensé sous la seule valeur du “beau”. Je crois que la question du style n’a d’intérêt que si c’est une force d’interprétation du réel. Evidemment que l’enjeu est aussi la forme de ma vie ; mais la forme de ma vie n’est pas seulement la façon dont je me montre, et même pas la forme de mon “moi”. Il y entre de tout autres dimensions : par exemple la forme de ma ville : est-elle capable d’accueillir, ou pas, quels bords institue-t-elle ? ou bien la façon que j’ai de me nourrir, au sens large d’un “vivre de”, et par conséquent la manière dont je suis prête ou pas à prendre la mesure des autres modes d’existence… La stylistique du vivre engage beaucoup plus que le rapport au moi, elle nomme des idées de vie.
C’est une éthique ?
Oui, une éthique, mais encore une fois pas seulement une éthique conçu comme le champ du rapport à soi, mais comme l’ouverture du débat, du combat, de l’incertitude. Mon maître mot dans ce livre, c’est la “critique”. La pierre que je souhaiterais apporter à la critique sociale, ou à la “théorie critique”, c’est ce registre-là d’attention, cette vigilance sur la façon dont on décrit les existences. La théorie critique, fondamentalement (chez Adorno par exemple, et c’est aujourd’hui rejoué par Rahel Jaeggi), c’est la critique des formes de vie. En tant que spécialiste des formes, j’ai voulu entrer sur ce terrain en affûtant le sens de ces expressions (formes de vie, manières de faire, styles de vie, gestes, rythmes, éthos, etc.) et en faisant émerger des positions concurrentes, entre lesquelles il faut prendre son partie. J’ai essayé de montrer, encore une fois, à quel point l’on ne s’accorde pas sur ces mots : à quel point, par exemple, ce que tel penseur appelle un “geste” diffère de ce que tel autre veut et peut concevoir comme un geste, et comprendre quelle valeur humaine, politique ou éthique chacun défend du fait même du regard qu’il est prêt à porter sur ces usages du corps.
J’ai ainsi accentué la différence entre l’habitus chez Mauss et l’habitus chez Bourdieu ; car en décrivant le même ordre de choses, avec le même vocabulaire, ce sont des valeurs différentes qui sont soutenues par leurs opérations de qualification. Chez Mauss, l’intérêt pour les gestes engage la valeur de l’adresse, de l’apprentissage, de l’admiration, de la capacité (et donc aussi de l’incapacité) ; chez Bourdieu, qui sait tout cela aussi, c’est avant tout le stigmate, l’accent, le corps qui se trahit…
Votre analyse des styles engage une réflexion sur ce qu’on appelle aujourd’hui couramment le “vivre ensemble”. Mais ou situez-vous la question du politique, des luttes, au cœur de cette réflexion ?
J’espère que ce que je tente de dire a une dimension politique. On pense peut-être tous au “débat” (ou plutôt aux réactions, aux emportements) récent autour du burkini ; je me dis qu’une réflexion sur les enjeux très divers de cette façon de paraître, de se montrer en se cachant, de se savoir hyper-visible au moment même où on affirme une valeur de pudeur, doit être très patiente. Ce que je perçois dans cette querelle par exemple, ce sont des sujets qui se débattent entre des valeurs en tension extrême : le côté “modeuse” du burkini, croise avec beaucoup de trouble son message “spirituel”. Et ce vêtement de la pudeur, par son nom même, ne cesse de se rappeler au modèle “impudique” dont il se démarque. Il existe une grande complexité dans cette forme contradictoire, explosive – explosive comme la forme de vie de chacun d’entre nous, sans doute, car nous sommes tous tiraillés entre des valeurs en tension ; mais ici le vêtement en est la marque absolument éclatante.
Peut-être les propositions de mon livre peuvent-elles inviter ici à la patience, au scrupule dans la description, mais aussi à l’engagement : quand on décrit un vêtement, qu’est-ce qu’on décrit exactement ? Un message adressé à un autre ? un stigmate ? un signe d’appartenance ? la façon dont une personne se cache, se protège, et se montre tout ensemble ? la façon dont elle se débat dans son vêtement, dont elle se conteste par son vêtement ? La plupart de nos interrogations politiques portent aujourd’hui sur ces affaires de modes de vie, mais c’est une question souvent bâclée, par conséquent un espace d’action qui peut se trouver confisqué. Dans ce cas, il est confisqué, en tout cas à ce qu’il me semble, par l’idée d’interdiction ; c’est absurde de vouloir mettre le burkini hors la loi, de légiférer ; on ne met pas hors la loi la contradiction, l’incertitude, l’essai d’invention de solutions imparfaites à des conflits intérieurs, ni même l’agressivité, ni même l’acquiescement à la servitude. On ne légifère pas sur l’éthique, on ne légifère pas sur des tourments. Agamben dit bien qu’avec le geste s’ouvre “la sphère éthique”. Oui, avec les formes de vie s’ouvre un espace qui ne peut pas être entièrement juridique, car il est toujours celui de la vie se faisant. C’est pourquoi, s’il est absurde de légiférer, il l’est tout autant de s’abstenir de critiquer, c’est-à-dire de réfléchir patiemment à l’idée de vie que fait lever toute forme de vie.
Que vous inspire le goût de la révolte aujourd’hui, en tant que forme de vie ?
On réclame en effet aujourd’hui “d’autres manières de vivre”. Cela ne peut pas faire l’objet d’un discours prescriptif : la forme de vie est toujours “à faire”. Cela ne peut qu’être l’objet d’une prise de conscience. Dans l’un de ses documentaires, traduit en français sous le titre d’Enquête sur la sexualité (mais qui s’intitulait en italien, de façon beaucoup plus parlante, Comizi d’amore : comices d’amour, forum d’amour, ce qui disait bien qu’il était question ici de mise en débat), Pasolini a traversé l’Italie pour interroger les gens (toutes sortes de gens) sur l’amour, pris dans la grande dispersion de ses dimensions : la sexualité, l’affection, le droit, la famille, l’éducation, la répression, la prostitution, le scandale, etc. : pour les interroger, autrement dit, sur le “comment” de l’amour : comment vivez-vous l’amour, comment vous débrouillez-vous avec la vie, avec l’amour ? ; et à la fin du film, Pasolini a ce commentaire que je trouve d’une parfaite justesse, dans la modestie de son conseil à un jeune couple de mariés : “qu’à votre amour s’ajoute la conscience de votre amour”.
Quelque chose de la vie éthique et politique se joue dans cette conscience-là. Mon livre essaie d’intensifier ces enjeux, cette conscience : qu’à notre forme de vie s’ajoute la conscience de notre forme de vie, de toute ce qui se débat dans une forme de vie.
L’homme sans style, comme Musil parle de l’homme sans qualité, existe-t-il ? Peut-on s’extraire de toute volonté d’affirmation de sa forme de vie ?
Bien sûr ; encore une fois, le style est à la fois un bon et un mauvais mot, dont il faut savoir se méfier. Les réflexions de David Le Breton sur le désir de disparition sont très éclairantes là-dessus. Il y a des vies “sans style” au sens où ces vies se retirent, ne se dressent pas comme cet éperon avançant vers les autres en affirmant : “regarde comment je suis”. Mais il n’y a pas de vies sans formes, sans “comment”. Nous sommes pétris de moments sans style, d’écroulements de nous-mêmes. Mais on existe aussi intensément dans ces retraits : on n’est pas un point d’exclamation permanent, tout mode d’être est fait de cet assemblage.
Si j’ai voulu pourtant conserver le mot “style”, notamment dans le titre, c’est qu’il reste irritant ; la “forme de vie” est une notion beaucoup plus pacifiée, beaucoup mieux acceptée ; dès qu’on parle en termes de forme de vie, c’est qu’on accorde à une forme du crédit, qu’on la traite en source de valeur. Alors que “style” est un mot à valeurs contraires, qui fait surgir les convictions.
En quoi Barthes, proche d’une certaine perfection du style, est-il important pour vous ?
Barthes a longtemps été le foyer de mes recherches. C’est chez lui que je percevais, au plus intense, un certain type d’occupation du terrain intellectuel : une occupation littéraire, patiente, soucieuse de ses mots, un ordre de la nuance partout engagé. Mais dans ce livre il est moins présent ; sans doute parce que, pour ce qui m’anime désormais, je ne trouve pas chez lui suffisamment de colère ; il disait lui-même qu’il n’était pas un bon sujet politique. Or, j’ai besoin qu’on m’apprenne à être un meilleur sujet politique, qu’on soutienne mon irritation, qu’on m’apprenne à la penser, et à aller moi-même vers des espaces de lutte. J’ai besoin d’autres guides, comme ces poètes irritables dont je vous parlais tout à l’heure, ou comme les sociologues ou anthropologues dont je me sens proche – Boltanski, Cyril Lemieux, Michel Naepels, Michel Agier….
Mais quelque chose, en travaillant à ce livre, m’a bouleversée encore chez Barthes, c’est la façon dont il a traversé et pensé la longue période de maladie qui l’a conduit au sanatorium pendant la guerre, et dont on a connaissance à travers sa correspondance. Dans cette situation, Barthes était véritablement en débat avec la vie qui lui était faite : en colère contre la violence des soins, contre les rythmes contraints, contre la façon dont il était privé d’histoire en étant alité en plein milieu de la guerre, et pourtant heureux des nouveaux modes relationnels qui, dans cet aménagement forcé de sa vie, lui étaient ouverts. J’ai compris pourquoi Barthes était si précieux pour moi ici : c’est parce qu’avec beaucoup de clarté il y décrit sa maladie en termes de “forme de vie” ; non pas une parenthèse dans sa vie, une vie en moins, mais toute la vie, la seule qu’il avait alors, celle qu’il lui fallait traverser en première personne. Il a tenté de comprendre quelle vie celui lui faisait, quelles chances de vie cette forme de vie lui ouvrait, lui fermait : quelle vie du corps, quelle éthique, quelle fausse communauté (une communauté soumise et enfantine, à la fois soignée et brutalisée, et pourtant traversée de bonheurs). Et j’y ai retrouvé, à même une existence souffrante, tous les enjeux de ma question : quelle idée de vie décidément, quelle pensée de la vie toute forme de vie produit-elle, soutient-elle, ou détruit-elle ? Il faut avoir conscience de ce que chaque forme est, dans ces matières, exactement comme une pensée qu’on adresserait aux autres.
Styles, critique de nos formes de vie de Marielle Macé, (Gallimard, 368 p)
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