Leur catalogue est éloquent dans le paysage intellectuel de la gauche dite radicale (Jean-Luc Nancy, Kristin Ross, Jacques Rancière, Grégoire Chamayou, Frédéric Lordon, Nathalie Quintane…), mais les éditions La Fabrique, qui célèbrent leurs vingt-cinq années d’existence, seraient-elles à ce point subversives qu’il faudrait punir certains de ses auteurs ?
Au sommet de l’État, on considère régulièrement que la maison d’édition serait l’avant-garde destructrice de la menace qui pèserait sur l’ordre paisible et lénifiant de la vie publique.
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Comme si, s’inscrivant dans un champ idéologique plus proche de la tradition de l’agit-prop libertaire que de celle du réformisme libéral mou, ou pire, de la dépolitisation du geste de penser lui-même, ce catalogue d’essais pouvait déstabiliser la République bourgeoise. Plus que n’importe quel autre éditeur indépendant, La Fabrique se heurte à des pulsions de censure de la part de l’État.
Atteinte à la liberté d’expression
En 2009, dans le cadre de l’affaire du groupe de Tarnac, le fondateur de la maison, Éric Hazan, avait déjà été entendu par la police judiciaire antiterroriste pour avoir publié en 2007 L’insurrection qui vient, signé par le Comité Invisible. “Si l’on recommence à ennuyer des éditeurs pour des livres à contenu politique, on va se rapprocher de l’époque de la guerre d’Algérie et de la censure qui avait notamment touché La Question, l’ouvrage d’Henri Alleg sur la torture pratiquée par l’armée française”, s’était alors ému feu l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, en soutien à son confrère.
Treize ans plus tard, nous venons d’assister à une réplique de cette atteinte à la liberté d’expression, suite à la décision du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin de citer l’essai du géographe suédois Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, paru il y a trois ans, comme “élément à charge dans le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre”. Après Julien Coupat, Malm serait ainsi un nouveau personnage de l’ombre maléfique orchestrant et inspirant des “actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre”. Du pur délire.
Intimidation
La maison d’édition a dénoncé cette “attaque détournée contre les libertés d’expression, de la presse et de l’édition et contre les lois qui les régissent”. Plusieurs éditeurs du monde entier se sont à leur tour insurgés face à cette intimidation de l’État français contre un livre dont le propos est moins d’appeler à détruire la société qu’à saboter des biens matériels, en particulier les infrastructures liées aux énergies fossiles; bref, un livre qui assume un geste de révolte raisonnée dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique, et qui s’inscrit dans une longue tradition de désobéissance civique.
“Andreas Malm s’appuie sur l’expérience de plus de deux cents ans de mouvements pour l’égalité et l’émancipation – les suffragettes, l’anticolonialisme, la lutte pour les droits civiques et bien d’autres – pour montrer que tous ont dû procéder à des tournants stratégiques face à l’intransigeance des pouvoirs en place”, rappellent les éditeurs basés en Espagne, Italie, Allemagne, Turquie, Grèce, aux Pays-Bas, au Danemark, au Canada, au Royaume-Uni et aux États-Unis !
On ne peut que souhaiter une longue vie à La Fabrique, œuvrant contre vents (mauvais) et marées (montantes) pour une analyse, une critique des formes de domination et de fissuration de nos sociétés.
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 29 juin. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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