Le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) alerte contre l’extrême droitisation des politiques culturelles.
Suite à votre Conseil national du 19 juin qui s’est déroulé à Lyon, vous alertez dans un communiqué “sur les dangers de l’extrême droitisation des politiques culturelles conduites par certains élus : il ne faut pas attendre 2027 pour sauver notre démocratie culturelle”. Si la situation n’est pas vraiment nouvelle, elle semble s’accélérer. Qu’est-ce qui vous a poussé à lancer cette alerte ?
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Nicolas Dubourg – C’est clairement la multiplication des problèmes. Il y a toujours eu des villes qui avaient une attitude de contrôle tendancieuse des programmations ou des directions, et on avait l’habitude de traiter avec ça, mais on est passé d’un cas par an à un rythme qui s’est accéléré. Avec certains endroits, comme en Auvergne-Rhône-Alpes, on passe à quelque chose qui s’apparente à une offensive.
Cette multiplication des cas nous fait comprendre qu’on est passé d’une atonie où plus personne ne s’intéressait à la politique culturelle, ce que l’on a dénoncé au moment de la présidentielle en essayant de mobiliser les élus sur ce sujet, à une attaque claire et nette. Malheureusement, ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que ceux qui s’y intéressent sont soit très à droite, soit de l’extrême droite, avec un repli et un esprit réactionnaire, voire nationaliste, qui est très préoccupant. On n’est pas juste dans le déni ou dans l’ignorance, on est dans une attaque en règle de ce qui a été patiemment construit en France depuis 60 ans.
Vous citez plusieurs entraves à la liberté d’expression qui se sont multipliées ces derniers mois (Brest, Perpignan, Nuits de Fourvière, Palais de Tokyo, Metz, Sainte-Geneviève des Bois). Et vous les mettez en regard avec la réduction des investissements pour la culture des collectivités et l’inaction de l’État. Ceci explique-t-il cela ?
Oui, l’un part de l’autre, en fait. Quand vous avez un repli financier quasi constant depuis 20 ans, on se dit d’abord que c’est un repli économique pendant une période d’austérité. Mais il n’y avait pas de discours qui accompagnait cette austérité pour s’attaquer ouvertement à la culture. Il y a plutôt eu vingt ans de désintérêt et plus il était fort, plus le repli était marqué, parce qu’on se disait que lorsqu’on est en période d’austérité, on va avoir tendance à lâcher les politiques sur lesquelles personne ne s’accroche ou ne commente.
L’État a d’abord gelé les budgets et les collectivités, contraintes par ce même État dans leurs finances publiques et ne voyant plus la dynamique qu’a connue la culture dans les années 1980-1990, ont commencé à se désengager, ou en tout cas ont cessé de poursuivre le mouvement de décentralisation. Elles ont alors commencé à négocier avec l’État, arguant ne pas pouvoir financer telle institution ou activité, devant gérer d’autres compétences prioritaires. Cela s’est fortement amplifié avec la crise du Covid-19 et maintenant, avec l’inflation, on est rentrés dans le dur. C’est peut-être là que les deux choses se rejoignent. Comme la capacité d’agir est maintenant directement impactée au niveau des compagnies, des théâtres, le secteur réagit.
On est à l’offensive depuis trois ans pour dénoncer ce qui est à l’œuvre. La première réponse, qui a été “Désolé, on n’a plus d’argent, c’est la faute à l’État”, se transforme en “Ce que vous faites ne nous convient pas et c’est la raison pour laquelle nous coupons les budgets”. Il y a un enrobage idéologique qui vient accompagner la coupe budgétaire. Alors qu’encore une fois, cette coupe budgétaire avait commencé avant. Au lieu d’être du côté des lieux, des publics et des compagnies, en disant à l’État qu’il doit financer sa politique culturelle, même si certains élus locaux continuent à le faire, la particularité de Laurent Wauquiez, c’est de nous dire : “Je ne suis pas de votre côté et je justifie la baisse budgétaire par des raisons politiques.”
Donc d’assumer une position idéologique concernant la culture ?
Une nuance importante à apporter, et c’est peut-être le seul point positif, c’est que la culture redevient un enjeu politique. Face à la position exprimée avec une grande violence par Laurent Wauquiez, on a des élus de tous bords, y compris de droite, qui reprennent la plume et la parole pour dire pourquoi ils vont s’engager pour la culture et la financer.
Si je prends l’argument de la ruralité qui est toujours avancé, on voit que c’est le même argument qui était déjà déployé dans les années 1970 et 1980. À l’époque, on appelait ça la décentralisation. Que disaient les élus des territoires ? “On en a marre que tout soit concentré sur Paris et l’Île-de-France.” Ils ont mis la pression sur les ministères et l’État en réclamant des moyens pour les Régions. Ils l’ont obtenu. L’État a dit OK aux collectivités locales – “Si vous êtes prêts à rentrer dans le jeu, on va mettre des moyens” – et ils ont créé les labels (Scènes nationales, Centres dramatiques nationaux, Centres chorégraphiques…).
Beaucoup d’élus dans les années 1980 ont réussi à construire des politiques publiques partenariales avec l’État parce qu’ils en avaient la volonté. Aujourd’hui, l’argument récurrent est de reprocher le regroupement des institutions dans les métropoles. Ceux qui vivent en périphérie ou en ruralité n’en bénéficient pas. Mais qui a créé ces institutions dans la métropole ? Qui a décidé de concentrer tous les moyens des services publics de transport, de la médecine, d’éducation dans les métropoles ? Le phénomène de métropolisation n’est pas propre à la culture. C’est l’ensemble des politiques publiques qui a été métropolisé. C’est ce qui a été dénoncé notamment par le mouvement des Gilets jaunes quand il parlait de relégation.
Par rapport à ça, il y a deux attitudes possibles : soit on diminue les moyens qu’on a mis 40 ans à obtenir dans les métropoles pour les redistribuer ailleurs, soit on se dit, comme en région Auvergne-Rhône-Alpes, que notre budget culturel est le plus faible de toutes les régions en France, et qu’il nous reste à franchir un dernier cap : celui de construire une politique culturelle pour les zones reculées. Et donc de demander à l’État d’atteindre le fameux objectif de 1 % de son budget pour la culture, parce qu’on n’y est plus du tout. Aller au bout de cette décentralisation serait un objectif intéressant. Maintenant qu’on a un réseau maillé de manière cohérente dans les villes, grandes et moyennes, c’est le dernier chantier à lancer. Il devrait être enthousiasmant et parler aux populations.
Parmi les cas d’entrave que vous citez, certains ont pu passer inaperçus et c’est justement ça le plus inquiétant.
Oui, parce que cette question de la liberté d’expression est remise en cause par tous les mouvements de repli identitaire, pour des motifs religieux, de genre, politiques, au nom de la défense de sa propre identité.
Ce qui était exceptionnel il y a une dizaine d’années, quand les intégristes religieux se mobilisaient pour stopper des spectacles de Romeo Castellucci ou de Rodrigo García, devient une règle à multiples entrées…
En effet. Là où on attend précisément de l’art qu’il soit l’élément capable, si ce n’est de faire voler en éclats, du moins de questionner les identités, de les mettre en dynamique, de rappeler que toutes les identités ne sont pas des données figées mais sont des processus infinis dans lesquels chaque génération, chaque individu navigue sur la base d’une matière qui lui est propre, cette question du repli est aussi à l’image d’une société en train de se figer. Qui n’accepte pas de gravir l’immense marche qu’on est censé devoir franchir tous ensemble avec le réchauffement climatique et qui appelle à une transformation de tout, y compris de nos imaginaires. C’est là qu’on voit la peur de certains face à cette nécessaire transformation, soit de ne pas en être capables, soit de ne pas en avoir les moyens. Et au lieu d’être accompagnés avec courage par la classe politique, il y a un enjeu électoraliste qui est prêt à surfer sur toutes les peurs dès qu’il y a des voix à prendre.
Vous allez consacrer en juillet à Avignon une assemblée plénière sur ces questions. Quels en seront les principaux axes de travail ?
L’idée, c’est de faire un débat réservé aux adhérents qui vise à se mettre d’accord sur l’analyse de la situation. On sort d’une période, depuis les années 1980, où l’on répète à l’envi que l’extrême droite n’arrivera jamais au pouvoir dans ce pays. Ce qui laisse à penser qu’on a tout le temps de s’engager syndicalement pour agir. Mais au fond, on peut, avec le jeu des alternances politiques, avoir une stratégie et s’inscrire de manière indirecte dans le calendrier électoral. C’est ce que font la plupart des syndicats.
Et si on renverse complètement l’hypothèse en imaginant que l’extrême droite va gagner les élections en 2027, que se passe-t-il ? Est-ce que ça va se passer comme en Italie avec Giorgia Meloni, qui commence à couper des têtes pour les aligner sur son programme politique ? J’ai quelques échos d’Italie et on voit que la capacité de résistance se joue avec la mise en place de villes refuges. Si vous êtes dégagés d’une ville comme Milan ou Rome, parce que vous êtes liés à l’Etat, vous trouverez peut-être refuge à Naples ou à Palerme. Est-ce que ce type d’analyse appelle à des modalités d’actions, à des réflexions sur un calendrier ? C’est le but de cette assemblée plénière. Préparons-nous à toutes les éventualités. Arrêtons de croire qu’il y aura toujours un barrage contre l’extrême droite dans ce pays.
Ce qui est intéressant, c’est que ça permet aussi de se remettre en question : on ne va pas attendre que la crise soit là pour essayer de la résoudre. Après les mouvements des gilets jaunes, des retraites, et la défiance qu’on lit de plus en plus à l’égard de l’institution en général, il est intéressant de se dire que la culture, qui est le lieu du débat par excellence, peut s’en saisir. Car on parle avec tout le monde et on va essayer de voir comment les Français, aujourd’hui, veulent transformer leurs institutions pour se les réapproprier. Les institutions appartiennent à tout le monde. Comment faire pour que cette colère généralisée et ce repli identitaire ne se transforment pas en catastrophe ? Le fait de se placer dans cet horizon nous permettra peut-être d’agir plus tôt.
Propos recueillis par Fabienne Arvers.
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