En se faisant sage habité d’un besoin de fédérer, le rappeur d’Atlanta, échappé de Run The Jewels, commet un album renversant qui aborde aussi bien la santé mentale que les dysfonctionnements institutionnels et racistes de son pays. Et emmène dans son sillage l’immense héritage contestataire noir-américain.
Comment en est-on arrivé là ? Comment, après cinquante années de culture hip-hop, l’engagement politique en musique peut-il être aujourd’hui considéré comme synonyme d’ennui et de père la morale ? Il y a des dizaines d’explications, et elles sont toutes bonnes : l’ultra-industrialisation du rap, son acceptation presque totale dans la culture populaire et, surtout, l’entertainment, l’envie d’une nouvelle génération de trancher avec les discours éculés et souvent vains de la précédente, les sonorités qui mutent…
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Mais il arrive encore qu’un tel album, soudain, éruptant d’une vie, d’un savoir, émerge. Et qu’à son contact, les générations presque en guerre, les amuseurs publics et les rabat-joie se taisent. Michael de Killer Mike, c’est un peu cela : une force sonore et politique, échantillon d’une ère, celle où le rap discursif, lassé de s’adresser au mur de l’establishment, se retourne vers sa base, vers les ghettos, implorant, appelant à une libération des carcans mentaux et enfermant qui y règnent. Pour mieux lutter.
Le rap comme auto-critique
Pour ce faire, Killer Mike, 48 ans dont dix passés au sein du génial duo Run The Jewels formé avec El-P, invoque les esprits hantant avec bienveillance la mémoire des combats noirs-américains. Il y a ici une posture évidente, celle du prêcheur, du meneur local qui, depuis son église, exhorte sa congrégation à se révolter. Tout en tabassant les prods.
En revêtant l’habit du sage possédé, le rappeur nous rappelle à ce qu’il est devenu depuis une petite dizaine d’années : un citoyen prenant la parole face aux caméras quand l’indignation déborde. Comme ce 29 mai 2020, quatre jours après la mort de George Floyd, écrasé sous la rotule du policier blanc Derek Chauvin, où il s’était exprimé, le cœur lourd et la voix tremblante, aux côtés de la maire de sa ville natale Atlanta. Les émeutes y faisaient rage. Killer Mike, fils de flic, devenait alors une figure de Black Lives Matter. Son nouvel album porte logiquement la marque de ce statut, notamment par le superbe titre Run, qui incite à courir, à s’enfuir devant les balles tirées par la police.
Michael s’inscrit sans peine dans la tradition du rap posant des vérités inaudibles sur la table. Dans le désordre : Guru, Ice-T, Chuck D bien sûr, Dead Prez… Du rap contestataire, raccourcissent certains, mais surtout profondément auto-critique. Sur le deuxième titre de ce nouvel album, Killer Mike exprime frontalement la déconsidération des femmes, des mères, des sœurs par leurs hommes, soulignant l’incapacité de sortir d’un schéma violent et d’être, finalement, un père aimant : “They use your kids for revenge / ‘Cause you dug her, but never loved her / Never loved her, but drug her / Drug her and made her suffer / Left her a single mother / No malice since I was younger / Barely filled with that hunger / Barely could help my mama / How could I be a father? / Daily, keep gettin’ harder.”
Rage unificatrice
Killer Mike imprègne en fait son album de l’insoluble sujet de la santé mentale. Difficile, donc, de ne pas faire le parallèle avec un autre disque majeur récent, celui de Kendrick Lamar, Mr. Morale & The Big Steppers, paru en 2022. Ils diffèrent en d’innombrables points, mais se retrouvent dans cette posture du rappeur mûr dressant le tableau peu flatteur des siens, abordant la culture du viol, l’avortement, la sexualité… Et poussant aux actes.
Le titre Slummer raconte explicitement un amour de jeunesse de Killer Mike qui a dû avorter, faisant alors le parallèle avec l’éducation sexuelle dans les quartiers : “It’s the teenage love, making love, no glove / It’s the abortion money, gotta get it up / I still feel like we still killed our baby girl / It get worse, and had a baby by a thug / Finally understand why women go to church and hum / You can hit ’em with a hurt so deep they heart can’t come back from.” Ce Michael, traversé par la figure de la mère, est un livre ouvert qui frappe là où ça fait très mal.
Rage et communion
Et puis, comment ne pas en aborder la production. Le beatmaker de luxe No I.D. en est le commandant de bord, attitré depuis une grosse dizaine d’années à faire briller les volontés politiques de rappeurs stars. Mais aussi Cool N Dre, Don Cannon ou le mentor Andre 3000 qui passe une tête.
En fait, Killer Mike aurait bien pu ne jamais sortir du lot, végéter là où il est musicalement né, dans l’ombre d’OutKast. Mais Run The Jewels d’abord, puis cet album, font de lui un rappeur important, s’inscrivant, modestement certes, dans la lignée des figures convoquées dans ces morceaux, d’Assata Shakur à Spike Lee, de John Henrik Clarke à Malcolm X, de Leonard Peltier à Umar Bin Hassan.
Il rappelle aux jeunes générations combien la prise de position peut servir l’ego-trip sur Talk’n That Shit! : “I’m in rooms with politicians talking business and shit / Hear you come with your opinion, ain’t solicit that shit.” Derrière, les chœurs gospel puissants chantent à en perdre la vie, soutenant ce sermon politique de la plus belle des manières, adressé aux siens et éperdument optimiste. Par la rage unificatrice, Killer Mike livre ici son plus beau forfait solo, en communiant.
Michael (VLNS, LLC/Loma Vista/Universal). Sorti depuis le 16 juin.
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