Professeure en théorie de la mode à l’IFM où elle dirige la chaire Chanel et le 19M, Émilie Hammen publiait début juin “L’idée de mode”, un ouvrage proposant de réécrire l’histoire de la mode en s’intéressant aux discours qui ont permis de la penser.
La mode, objet frivole : le poncif a la dent dure, pourtant la recherche universitaire en mode existe et grandit doucement dans l’hexagone comme en témoigne la sortie du livre L’idée de mode, une nouvelle histoire d’Émilie Hammen aux éditions B42.
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Adapté de sa thèse, ce premier tome, consacré au XIXe siècle français, dessine un moment singulier où se cristallise l’idée de mode comme un certain rapport au changement – soit un moment charnière ou se mettent en place des récits dont la mode parisienne contemporaine est marquée. Mode comme attitude, génie du créateur masculin, Paris comme décor de la mise en scène de soi… autant d’idées à déconstruire et qui éclairent notre présent. Rencontre
Pour commencer, j’aimerais qu’on évoque votre parcours !
Émilie Hammen – J’ai toujours aimé le textile, la couture, le chiffon. Après le bac, préparer une école d’arts appliqués était une évidence : je me suis tournée vers l’école Duperré, malgré les réticences de mes professeurs de lycée qui m’orientaient plutôt vers une prépa. À Duperré, j’étais ravie d’être dans un parcours mode textile pratique, mais j’ai eu rapidement le sentiment que dans la mode, il n’y avait pas la même dimension intellectuelle et volonté théorique que je pouvais percevoir dans des projets que je faisais en parallèle dans le design et l’architecture. Après l’école, j’ai fait une année d’histoire de l’art : c’était un premier moment de confrontation avec l’université et la discipline que je retrouverai plus tard en thèse.
Ensuite, je suis retournée vers la pratique en allant à l’IFM en création, là-bas j’ai pu apprendre à travailler avec des usines et transformer mes idées créatives en langage pour communiquer avec les gens qui fabriquent. J’aimais comprendre comment les choses se fabriquent. J’y percevais plein d’enjeux, et je me demandais quel regard on pouvait porter sur ces pratiques… Alors que j’avais toutes ces questions en tête, j’ai accepté un CDI dans une maison de luxe. Ma carrière dans un grand groupe était toute tracée, mais après cinq ans j’ai finalement démissionné pour m’inscrire en thèse. C’est vrai que c’était assez cavalier, un peu fou !
Comment parvenez-vous à concilier théorie et pratique ?
Pendant très longtemps, j’ai eu l’impression qu’il y avait le monde universitaire d’une côte et ma vie dans l’industrie et la création de l’autre. J’avais l’impression d’avoir presque une double identité : j’aurais pu être gymnaste et boulangère. Ces deux mondes parlent de mode, mais finalement la rencontre entre les deux n’était pas si évidente !
En effet, ces deux mondes ont l’air de se rejeter mutuellement…
Je peux prendre un exemple assez symptomatique de cela : pour mon projet de fin d’études à l’IFM j’ai proposé une collection autour du principe de l’inachevé chez le compositeur Pierre Boulez dont je venais de voir une exposition au Louvre. Pour le jury, c’était toute une histoire : on m’a dit que je n’avais pas de personnalité, que j’étais beaucoup trop dans la référence… Je paraissais prétentieuse. Tout le monde attendait une collection avec des belles pièces, c’est tout ! Ce que je comprends , car la mode, c’est ça. Parfois l’hyper théorisation ne sert à rien : il faut que ce soit efficace, que ça parle au sens. Je ne pense pas que cette scène se reproduirait aujourd’hui.
Et dans le monde universitaire, est-ce que c’était compliqué de parler de mode ? Comment avez-vous trouvé votre directeur de thèse ?
La difficulté, c’est que ce n’est pas flécher et qu’il manque un endroit visible vers lequel se diriger. Il existe des choses sur la mode : mais éparpillées, et parfois difficilement identifiables. Pour ma thèse, mon copain m’avait indiqué le nom d’un prof à qui écrire à l’EHESS. Après plusieurs tentatives, on m’a finalement dirigée vers Pascal Rousseau. Je me souviens très bien de cet appel : je travaillais encore dans la mode, et j’ai décroché mon téléphone sur les bords du lac de Côme parce que j’étais entre deux usines… ce qui paraît très romantique ! On s’est parlé des Delaunay, c’est un grand spécialiste de Robert Delaunay. Il a une sensibilité et un intérêt pour la mode, pour lui c’était un sujet qui devait être traité !
Que pensez-vous de l’évolution de la recherche ?
Ce sont des mouvements très longs. Je pense que tout est là depuis un moment, mais de façon éparpillée. C’est une question de regard. Aujourd’hui, on y prête un peu plus attention. Si je prends l’exemple de mon livre, l’éditeur B42 n’avait jamais publié d’ouvrage sur la mode avant, et maintenant il y a en plusieurs dans les tuyaux. Des dialogues commencent à se tisser avec la scène design. Au-delà, j’ai trouvé tout au long de ma thèse des interlocuteurs à Paris qui participent pleinement à faire vivre la scène de la recherche – comme Marco Pecorari à la Parsons School of Design, et j’ai publié une anthologie de textes théoriques sur la mode avec Benjamin Simmenauer à l’IFM. De façon générale, je pense que beaucoup de personnes travaillent sur la mode à l’université sans s’en rendre compte et que l’un des enjeux de la recherche aujourd’hui et d’aller les chercher, et lancer des dialogues.
Je viens de boucler un numéro de Perspective. Pour la revue scientifique publiée par l’Institut national d’histoire de l’art, je suis allée chercher des personnes travaillant sur d’autres époques et géographies. Cela permet de remettre en perspective la définition de la mode, et de déployer d’autres points de vue. L’objectif à travers cette revue, c’est de prouver qu’on ne peut pas comprendre l’histoire de l’art et celle du XXe sans comprendre ce que la mode lui doit.
Dans votre livre, vous vous interrogez sur la manière d’analyser l’histoire de la mode. Vous insistez sur le fait que Paris n’en est pas l’épicentre et qu’il faut questionner cette idée.
J’avais envie de dresser une histoire à rebours des canons et des récits que l’on connaît bien. Pas pour les disqualifier, mais pour les regarder autrement, nuancer et redéployer les choses. Étant au cœur du réacteur parisien, j’ai commencé par m’intéresser à la modernité de la mode telle qu’elle était définie en Europe occidentale au XIXe. Cela pose d’emblée la question de la définition de la mode. Le débat n’est pas nouveau si l’on retient l’idée du renouvellement des apparences corporelles, de la construction de l’identité à l’aide d’artifices : l’idée a été très forte et identifiable dans un certain moment de la modernité européenne. Mais évidemment, on se rend compte que l’évolution de la mode est intimement liée à l’évolution des échanges commerciaux avec d’autres aires géographiques. Je creuse cette idée encore plus dans le deuxième tome, sur le XXe siècle.
Votre livre recoupe de nombreux discours et donne à voir de nombreux phénomènes tout au long du XIXe siècle. Comment avez-vous procédé face à ce vaste panorama ?
Pour embrasser une période historique si longue et circonscrire un phénomène aussi difficile, on est perpétuellement un peu déprimé ou excité ! C’est un champ qui peut vite paraître sans limite. Alors il faut choisir des prétextes, des portes d’entrée. Pour moi, c’était les discours de tous types : les comptes-rendus d’exposition universelle, les brevets… mais j’ai choisi la presse de mode comme colonne vertébrale de mes recherches.
Pour chaque période, j’ai identifié les titres clés, en me basant sur leur durée de publication ou encore leur rayonnement. Par exemple, tout le monde s’extasie sur le journal La Dernière Mode, huit numéros rédigés par Mallarmé entre septembre et décembre 1874. Finalement, ça revient à analyser aujourd’hui un zine très pointu et confidentiel en disant que c’était ça, la mode… oui, mais pas que !
En fouillant les fonds de presse pour les années 1810-1820, on remarque le grand nombre de titres. C’était une époque un peu particulière, située en amont de la publicité : les textes sont marqués d’un héritage du XVIIIe où la mode apparaît comme une pratique réflexive autour du goût. Ce n’est pas un objet circonscrit, encore moins un produit de consommation. L’auteur le plus présent était Balzac, mais on retient également la littérature sur les dandys. Pour chaque époque, j’ai finalement tenté d’analyser les points les plus saillants, d’organiser et de rendre lisible ce qui oblige à arbitrer un récit en réalité bien plus complexe.
Il est intéressant de noter que les discours de la presse changent quand la mode devient un objet, et donc une marchandise.
Oui, car la mode devient un revenu économique pour la presse, ce qui l’oblige à prendre des précautions critiques. Je pouvais tomber dix-huit fois sur le nom d’un même fabricant de gants ou d’ombrelles ; cela ne voulait pas dire qu’ils étaient de grands créateurs, mais des génies de la communication.
Vous notez également que ce moment coïncide avec l’arrivée d’une culture commerciale.
Oui, Paris devient par exemple la capitale des vitrines. Ces dernières sont de véritables attractions que l’on visite, elles sont inscrites dans les guides touristiques. On les conseille au même titre que les églises et les monuments historiques… C’est une époque où l’on écrit sur l’expérience piétonne de la ville, comme la flânerie. La culture visuelle liée à la ville m’a beaucoup intéressée, car c’est un moment où le cinéma s’invente sur les Grands Boulevards. C’est également le moment ou s’invente sur ces mêmes boulevards le spectacle de la marchandise.
Vous expliquez également que Paris est le lieu par excellence pour performer la mode : est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
En effet, le XIXe siècle correspond à la montée en puissance de la vie publique et de la publicité. Les espaces où l’on peut être visible se multiplient et avec eux, des espaces intermédiaires comme le club ou le théâtre. Ce sont des scènes prescriptives qui sont aussi des lieux de médiatisation, presque des médias en soi.
Aujourd’hui, il existe de nombreux espaces pour performer la mode et on peut aller au-delà d’un espace limité physiquement… Il existe des géographies digitales. Je suis sûre que si Mallarmé vivait aujourd’hui, il aurait un compte Instagram. Après tout, il a été fasciné par la mode, soit quelque chose considérée comme vulgaire car liée à une sorte d’émanation de la culture commerciale – dans ce qu’elle a de meilleur et de pire.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, vous abordez l’idée de mode comme création.
Dans cette partie, je me suis plus particulièrement intéressée à un type de discours particulier : celui de la critique d’art qui gagne en importance à l’époque, alors que le marché de l’art est en pleine expansion. En ce qui concerne la mode, on voit que cette critique prend une place centrale pour installer l’idée de haute couture. Je m’explique : on place communément l’invention de la haute couture en 1858. Pourtant, quand on lit la presse mode entre 1858 et 1890, il n’y a pas une trace du mot ou du terme couturier.
Pendant 30 ans, il se passe quelque chose, mais on ne le nomme pas. Je me suis donc dit que cela se passait ailleurs. Et c’était chez Baudelaire ou Gaultier, chez ces grands noms de la littérature qui à ce moment-là étaient critiques d’art. Ils décrivent le vêtement contemporain comme l’expression dune modernité – comme un art. Personne dans l’industrie n’en a conscience et la circulation de la mode comme création se limite à des cercles érudits et cultivés.
Aujourd’hui, l’idée de mode semble de plus en plus pensée du point de vue des créateurs de mode contemporain.
De J. W. Anderson à Jacquemus, avec des appétences et des niveaux de discours différents, tous ont cette conscience. Il y a eu des évolutions énormes entre le XIXe siècle et aujourd’hui, mais déjà en 1840, la modiste madame Popelin-Ducarre était consciente que pour faire sa mode, elle devait penser à sa mise en discours et à sa médiatisation. C’est une figure fascinante, comme beaucoup de femmes à cette époque, et elle préfigure ce que feront après les grands couturiers. Ils ont récupéré cette mise en discours en ajoutant une dimension genrée : le génie masculin articulé à la muse féminine…
Cet aspect genré semble encore avoir des effets aujourd’hui. Par exemple, peu de femmes sont à la tête de grandes maisons.
Si l’on s’intéresse au jury du dernier prix LVMH, les seules femmes sont Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior, et Stella McCartney… Sinon, ce ne sont que des hommes. Finalement c’est la même chose à l’université : il y a de nombreuses maîtresses de conférences, mais les professeurs ce ne sont que des hommes. Dans la mode, peu de créatrices jouent dans la cour des Ghesquière ou autres. Seule Rei Kawakubo est présente depuis des années.
Que changeriez-vous dans la mode aujourd’hui ?
Plus de femmes !
Quels sont vos projets à venir ?
En plus du numéro pour Perspective, je prépare un premier ouvrage collectif pour la chaire Chanel et le 19M, qui questionne ce que sont les cultures de la fabrication de la mode. Comment est-ce qu’on les raconte ? Qui sont les gens qui fabriquent ? Je me suis intéressée à des études très précises et variées : de la photographie comme outil de documentation à la danse pour comprendre le concept de transmission d’un mouvement. L’objectif est de penser la fabrication comme un phénomène social et technique, mais aussi un acte collectif.
Qu’est-ce qui vous fait vibrer dans la mode aujourd’hui ?
Il y a une génération qui croit encore très fort à la créativité, avec une conscience de ce qu’est la mode aujourd’hui et les enjeux sociaux et environnementaux. Je pense à Meryll Rogge ou Grace Wales Bonner : ce sont des femmes qui arrivent encore à faire exister la mode comme un espace de liberté créative.
Allez vous suivre cette semaine de la couture ?
Oui, c’est très important : cela produit tant d’images et de narrations, tant de spectacles au sens large du terme. C’est plus que jamais un phénomène culturel majeur. Je pense qu’au même titre que le Festival de Cannes, les gens devrait regarder les défilés, car on peut comprendre quelque chose de l’époque – cela ne se résume pas à se demander ce qu’est la tendance à adopter.
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