[Alors que Cormac McCarthy vient de nous quitter, nous replongeons dans nos archives. En 1999, nous publiions la critique de “Des Villes dans la plaine”.]
Un homme et trois confins. Le bronco sauvage Cormac McCarthy clôt sa “Trilogie des confins” avec “Des Villes dans la plaine”, évocation lyrique et implacable d’un monde qui réclamait sa part de rêve avant la mort. Où l’on retrouve des cowboys métaphysiques, une prostituée mexicaine biblique, les grands espaces, les chevaux sauvages, la grande faucheuse et une leçon d’humanisme littéraire. Quand un cheval est blessé, on l’abat. Et pour un homme, on fait comment ? On raconte son histoire.
John Convertino, membre de l’orchestre ambient-roots Calexico : “J’aime lire Cormac McCarthy. En l’espace de quelques phrases (qui pourraient remplir des pages), je commence à entendre les sons et à sentir les odeurs. Les descriptions sont ainsi faites qu’on ne perd jamais le fil de l’histoire et qu’on ne s’ennuie jamais. La combinaison des mots crée un nouveau langage et, pourtant, les images qu’ils transmettent viennent du vieux Sud-Ouest. McCarthy laisse dans la narration assez d’espace et de détails pour que chacun se construise ses propres images. C’est ce que nous, les gars de Calexico, nous essayons de faire avec la musique.”
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A grands coups de bottes à talons biseautés, on commencera comme John Convertino par enfoncer quelques portes ouvertes. Cormac McCarthy, qui est toujours un des écrivains américains les plus rétifs au débourrage (obtenir une interview ou des renseignements biographiques est synonyme de chasse au dahu du Midwest), est l’auteur culte et fétiche des lecteurs biberonnés à la culture américaine old-time (les couchers de soleil sur le canyon, les joueurs de banjo en salopette, les Ford T, le mythe de la liberté, tout ça). Comme le dit John Convertino, McCarthy est un écrivain de l’ouïe et de l’odorat, qui mène ses lecteurs par les terminaisons nerveuses et le bout du nez.
Pourquoi des gens qui vivent en ville, en 1999, qui répondent au téléphone, surfent sur le Web, paient leurs impôts et se déplacent en bus et parfois en rollers le week-end ont-ils à ce point besoin de lire des histoires de cowboys ? Pourquoi après être entré dans le monde de Cormac McCarthy se sent-on marqué au fer rouge pour le restant de ses jours ? Les “héros” de McCarthy et nous ne sommes pas du même monde. Mais notre monde, qui étouffe un peu, est le prolongement de celui qui les a tués.
McCarthy est aussi l’auteur fétiche des ennemis du progrès, de ceux qui suivent la marche du monde en traînant les pieds. Ses romans permettent d’oublier son époque : le matérialisme, la technologie, la pensée bavarde et girouette, la mercantilisation de l’existence, la cacophonie de la parole, l’outrance des images, la réduction de l’espace intime – cet insidieux lavage de cerveau, sans frotter et sans phosphates.
Précision lexicale
Dans les plaines désertiques du Chihuahua, pas de sonnerie de portable. Sur un cheval, pas d’airbag. De l’élémentaire, de l’harmonie et de la sauvagerie, du vent chaud, de la métaphysique, de la solitude, de la prédation. Et du sang, beaucoup de sang. Le monde de Cormac McCarthy – basé sur la confrontation intime entre l’homme et la nature – est dur, mais les règles y sont claires et l’honneur sauf. On parle peu, mais le mutisme est éloquent, souvent lyrique.
On dit que les romans de McCarthy sont extrêmement difficiles à lire en VO. Ils le sont aussi en français. Sa précision lexicale est telle qu’on ne sait pas toujours de quoi il parle, mais on sait que lui le sait. “Tu crois qu’un cheval peut comprendre ce qu’on dit ?
– Tu veux dire, comprendre les mots ? – J’en sais rien. Comprendre ce qu’on dit. John Grady regarda par la fenêtre. De l’eau perlait sur la vitre. Deux chauves-souris chassaient dans la lumière de l’écurie. – Non, dit-il. Je crois qu’un cheval peut comprendre ce qu’on veut dire”, écrit-il dans Des Villes dans la plaine. Après avoir lu McCarthy, on se sent plus proche du cheval que de l’homme, on ressent plus fort.
Pour ceux qui ne veulent voir en lui qu’un romancier régionaliste (le sud-ouest des Etats-Unis) et naturaliste, nostalgique, ami des animaux, des grands espaces et du lumplaineproletariat, qui les arpente à dos de cheval, voilà ce que Cormac McCarthy fait de la nature à la page 26 de Des Villes dans la plaine : “Un gros lièvre se figea sur la route. Son œil rouge luisait. Fous le camp, trouduc, dit Billy. Le lièvre fit un bruit mou sous le camion.” Et c’est tout. Pour cette fois. Parce que quand la route est longue, il y a des chances pour que l’histoire se termine en génocide de lièvres. “L’Oldsmobile avait une grande calandre ovale avec une grille un peu comme une auge et quand j’ai fait le tour de la voiture et que je suis arrivé devant il y avait plein mais alors plein de têtes de lièvres. Tu vois, il y en avait une centaine coincées dans ce truc-là et l’avant de la bagnole le pare-choc tout était couvert de sang et de tripes de lièvres et j’imagine que les lièvres avaient détourné la tête juste à l’instant du choc parce qu’ils regardaient tous vers l’extérieur avec des yeux complètement déments. Les dents sur le côté. Grimaçants.”
Les derniers des Mohicans
A quelques occasions (une dérisoire et fantastique chasse aux chiens sauvages, un combat au couteau chevaleresque pour l’amour d’une femme à la gorge tranchée), McCarthy renoue avec la veine horrifique et apocalyptique de Méridien de sang, il prive son lecteur de sommeil aussi sûrement que Lovecraft ou Stephen King. A quelques occasions seulement. Car Des Villes dans la plaine, dernier volume de La Trilogie des confins, est plutôt un roman exsangue. Un goulet d’étranglement. Une nasse. Fin des confins.
Des Villes dans la plaine est la suite de De si jolis chevaux et du Grand passage parce qu’on y retrouve les errants héros de ces deux romans : John Grady Cole et Billy Parham, deux jeunes cowboys au destin parallèle, en quête illusoire d’eux-mêmes, d’une vie et d’un ailleurs – représenté par le Mexique – conformes à la geste de leur lignée, à leurs désirs confus de grandeur et d’aventure. “Je partirais à cheval et je ne me retournerais pas une seule fois. J’irais là où je serais sûr de ne pas retrouver un seul jour que j’ai vécu avant. Même si je devais refaire tout le chemin que j’ai déjà fait et repasser partout où je suis déjà passé. Et après je continuerais”, déclare John Grady.
John Grady et Billy Parham ne savaient pas ce qu’ils cherchaient. Ils ont été blessés par ce qu’ils ont (ou n’ont pas) trouvé. En 1952, perclus par l’existence et criblés par les doutes, ils travaillent au Nouveau-Mexique sur le ranch de Mac McGovern. L’armée qui, pendant la Seconde Guerre mondiale et à la fin du Grand passage, réforma Billy Parham pour cause de faiblesse cardiaque, est aujourd’hui sur le point d’exproprier le ranch.
Ecartés du monde moderne, Billy, John Grady et les autres cowboys sont en sursis dans le leur. Les cowboys de Cormac McCarthy sont les Indiens du monde moderne, les derniers des Mohicans, des insulaires, des prisonniers du désert. Le Far West est en train de devenir ce que Don DeLillo, dans Outremonde, appelle “du blanc sur la carte”, des terrains militaires, des sites d’essais atomiques, des déserts interdits à l’homme, des sanctuaires pour squelettes d’animaux blanchis par le soleil, des dunes de créosote là où, dans le temps, il y avait de l’herbe à bisons jusqu’aux étriers.
John Grady et Billy Parham : deux hommes et un confin. Confin comme frontière. Ou comme confiné. Ils ont beau parcourir des milliers de kilomètres à cheval ou en voiture, les cowboys de 1952 font du surplace, ils ne rattraperont jamais leur époque.
Dernier tome
L’action se déroule à cheval sur la frontière américano-mexicaine. Et à cheval tout court. Mais moins souvent qu’avant. Dans ce dernier tome de La Trilogie des confins, les hommes vont beaucoup à pied ou en voiture. “Moi je vais te le dire ce qui me plaît. (…) Quand tu tournes un bouton et que la lumière s’allume”, déclare Billy Parham à John Grady lors d’une de leurs innombrables discussions socratiques. McCarthy, qu’on ne saurait jamais confondre avec un radoteur du bon vieux temps, ne fait porter le chapeau à personne. Il constate simplement que les cowboys mollissent, qu’ils ont baissé les bras face à la mort annoncée d’un monde en peau de chagrin tannée par le soleil, cernés par la frénésie du progrès dans l’Amérique de l’après-guerre. Désormais, code d’honneur rime avec loser.
Dans Des Villes dans la plaine, la vie des cowboys est rythmée par les promenades et les repas à heures fixes : on se croirait en maison de retraite, ou en prison. Au ranch des cœurs brisés, les distractions sont rares : une partie d’échecs, un peu de lecture (les aventures de Buffalo Bill), s’en griller une sous la lune en dissertant dans le noir sur la vie qu’on aurait pu avoir, en cherchant à comprendre ce qui a cloché et pourquoi. Hommes-chevaux, hommes-arbres, hommes-poussière, hommes-songes vivant parmi les fantômes, l’électricité ne leur suffit pas, il est temps pour eux de s’inquiéter, d’aller chercher leur part de rêve.
Dans les anciennes histoires de Cormac McCarthy, l’amour était incestueux, frugiphile (les pastèques des Appalaches se souviennent encore de Gene Harrogate, priapique protagoniste de Suttree) ou nécrophile : déviant et désespéré. Dans La Trilogie des confins, il est au moins impossible : ici, John Grady s’éprend de la très biblique Magdalena, une prostituée mexicaine de 16 ans, cloîtrée dans une chambre de bordel dont la porte ne se verrouille que de l’extérieur et de surcroît épileptique. Magdalena est de l’autre côté de la frontière, du côté des Si jolis chevaux, du côté du Grand passage. Du côté des enfers ou du jardin d’éden ? Pour John Grady – et pour Billy –, Magdalena incarne l’unique porte ouverte sur l’avenir : celle qui permet de vivre avec son passé.
Parce que les livres de McCarthy ressemblent parfois à des contes de fées du Far West, parce que telle était la volonté des tourtereaux, Magdalena et John Grady auraient pu se marier, vivre d’amour et de chili con carne dans une maison en adobe, avoir beaucoup d’enfants et plein de petits poulains. Mais le Mexique n’est pas le Pérou, la volonté et le désir ne pèsent pas lourd dans le destin des hommes. L’héroïsme désintéressé de John Grady est celui des perdants – plus précisément de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Sa passion est comme un spasme d’agonie, l’ultime révolte d’un homme acculé à chercher la pureté au fond d’un bordel mexicain. Elle lui coûtera pourtant cher.
Le mythe de la liberté
Dans un épilogue qui a la densité poétique d’une couche de nuages qu’il faut d’abord traverser avant d’être ébloui par la lumière pure du soleil, Cormac McCarthy livre quelques clés (des songes) et quelques questions. Où l’on croit comprendre, entre les lignes enchevêtrées, que si cette histoire n’a pas de morale (on verra quel sort terrible la vie réserve aux survivants, puisque le récit s’achève en 2002, cinquante ans après la passion désespérée de John Grady), ça valait au moins le coup de la raconter.
Les histoires de McCarthy, écrivain absent du monde littéraire, sont comme orphelines. Dans une œuvre sans écrivain – ce qui nous change des écrivains sans œuvre –, les histoires sont fortes et insondablement mélancoliques, elles tiennent debout toutes seules parce qu’elles n’ont pas d’autre choix. Le nihilisme profond de l’auteur semble donc s’arrêter quand apparaît une histoire. Lorsque les hommes n’ont plus rien, il leur (ou nous) reste la faculté de raconter comment ils ont tout perdu, semble dire McCarthy. Le mythe de la liberté n’est pas dans les histoires de cowboys, mais au cœur même de la narration. Le monde des rêves et de l’imaginaire mérite d’être exploré. Après, on peut aussi se demander si ce qui n’est pas nommé existe, si le langage peut représenter le monde…
La dédicace de Des Villes dans la plaine commence ainsi : “En vieillissant, je serai ton enfant.” On croit revoir la scène sublime du vieillard mourant, nourri au sein d’une mère qui a perdu son bébé, dans Les Raisins de la colère de Steinbeck. On se demande si le grand dessein de l’écrivain n’était pas d’offrir à l’Amérique la mythologie qui lui manque : celle du souvenir (on trouve beaucoup de traces de civilisations ancestrales dans ce roman) et de la continuité, de la réconciliation, de la transmission ; une société de consolation moins périssable et amnésique que l’idéal consumériste totalitaire fondé dans les années 50 ; on se demande si l’âme sœur et pute vierge Magdalena n’était pas l’allégorie du monde moderne, jeune, épileptique, trompeur, attirant, fatal… Mouais, possible, on peut se demander tout ça.
Un des personnages de l’épilogue déclare “Je ne vous dirai rien”, même sous la torture. Echo au “Ce que je sais, c’est que je ne sais rien”, même après avoir beaucoup gambergé, de Socrate. Le lecteur restera donc avec ses questions. Mais à vrai dire, il s’en fout. Car encore une fois, il n’aura pas lu Cormac McCarthy pour en tirer des conclusions sur la marche du monde et l’inertie de l’homme, mais pour l’extase organique que procure un grand verre d’eau fraîche une fois le livre refermé.
Des Villes dans la plaine, traduction de l’américain par François Hirsch et Patricia Schaeffer (L’Olivier), 320 pages
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