[Alors que Cormac McCarthy vient de nous quitter, nous replongeons dans nos archives. En 1997, nous publiions la critique de “Le Grand passage.”]
Avec Le Grand passage, Cormac McCarthy retrouve noirceur et nihilisme pour raconter l’odyssée mexicaine d’un jeune cowboy lancé dans des quêtes incertaines.
Outre un grand livre d’aventures, McCarthy signe là un roman sur l’initiation à la vérité d’un monde où toute possibilité de rédemption semble avoir disparu.
Bien après avoir achevé la lecture du Grand passage, vous vous surprenez à vous curer le nez, comme ça, machinalement. Mais aussi à cracher par terre, histoire de voir si votre salive n’est pas jaunie par l’ingestion massive de cette poussière ocre caractéristique du Chihuahua, région au nord du Mexique que traverse à cheval le héros pendant 400 pages.
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Entendre crisser des grains de sable sous ses dents, croire renifler des vapeurs de créosote dans sa salle de bains appartiennent aux hallucinations littéraires que l’univers de Cormac McCarthy est susceptible de générer, des phénomènes naturels qui viennent simplement confirmer cette capacité essentielle de l’auteur à sans cesse éprouver les frontières. La plus tangible, celle qui sépare le pays gringo du Mexique, est aussi la plus facile à traverser. Du reste, les soldats censés surveiller la ligne de démarcation entre les deux pays sont absents ou alors parfaitement indifférents aux passages de Billy Parham, le jeune cowboy aux quêtes incertaines.
Des frontières invisibles
Si ce franchissement d’un monde à l’autre, Cormac McCarthy l’a voulu désinvolte, c’est assurément pour mieux relever la difficulté à distinguer les autres frontières qui couturent ce livre d’un fil aussi invisible qu’indestructible et semblent se dresser devant ses personnages dans le but peu charitable de leur faire scruter ce qui distingue la vérité du mensonge, l’illusion du réel, la vision de la cécité, la foi du néant, la mort de la vie. Une somme d’interrogations qui équivaut à l’impossibilité pour un microbe de pouvoir concevoir de sa propre hauteur, et même chaussé de Moonboots, le massif de l’Himalaya. Sur ces confins, McCarthy conduit la conscience pucelle du jeune Billy jusqu’au déchirement, promène avec son habituelle précision un verbe à la fois puissant et agité d’une voluptueuse palpitation qui finit par nous faire perdre de vue la différence même entre monde concret et œuvre d’imagination. De sorte que Le Grand passage nous abandonne, délestés de nos certitudes mais comme irradiés par la fréquentation prolongée de cette matière littéraire semblant directement puiser son énergie poétique de l’impénétrable densité des pierres et du monde minéral dans son ensemble.
Un homme de l’ombre
La prose de Cormac McCarthy “rétablit la terreur et la grandeur du monde physique avec une gravité biblique qui peut anéantir un lecteur”, écrivait Richard B. Woodward dans un article datant de 1992. Publié en France dans le n° 1 de la revue Nomad’s land. Ce papier offre l’une des rares opportunités de rencontrer cet homme qui a réussi à échapper à la curiosité de ses contemporains, et conséquemment à l’augmenter, pour ainsi contribuer, sans le vouloir, à faire d’un écrivain majeur une figure sculptée dans la pierre dont on érige les mythes. En effet, depuis sa naissance littéraire en 1965, McCarthy n’a jamais écrit le moindre article, a toujours obstinément refusé de diriger des séances de lecture, s’est abstenu de faire la promotion pour les sept livres publiés et a encore moins daigné accorder une interview. “Alors qu’il commémore ce qui s’efface de la mémoire – le savoir, les gens et le langage d’un âge prémoderne –,conclut Woodward, il semble immensément fier d’être une sorte d’écrivain qui a presque cessé d’exister.” Annie DeLisle, la seconde de ses deux ex-femmes, confiait par ailleurs que “certaines universités lui auraient téléphoné, lui offrant 2 000 dollars pour qu’il vienne parler de ses livres dans un amphi. Il leur aurait répondu que tout ce qu’il avait à dire était là, sur la page.” DeLisle regrettait cette somme parce qu’à l’époque le couple vivait depuis huit ans dans une étable laitière près de Knoxville, Tennessee, se baignant chaque matin dans un lac pour se laver et se nourrissant de platées de haricots midi et soir.
Les habitations qu’il occupa nous laissent envisager – si la promotion immobilière ne vient pas tout gâcher – l’instauration d’ici quelques années d’un parcours McCarthy autorisant le lecteur à planter ses pas dans ceux de l’écrivain et à en suivre la trace dans les différents lieux où il a vécu et travaillé : chambres d’hôtel minables à Knoxville, petite maison de pierre blanchie à la chaux à El Paso ou, comme le prétendait le magazine Esquire, logement sous un derrick de pétrole. Une errance devenue chronique, une déambulation incontinente qui couchent ses meilleurs romans dans le lit de longs fleuves turbulents, segmentés par des cataractes où affluent les eaux rougies de drames contés avec un atroce raffinement, qui abandonnent sur leurs rives des alluvions où macèrent fœtus humains, charognes équestres et fange d’égout.
La Trilogie des confins
Long de 800 pages, Suttree racontait la dérive fluviale et spirituelle d’un homme cherchant sa place dans le monde étroit des laissés-pour-compte. Méridien de sang suivait la croisade sanglante du juge Holden menée avec une obstination infernale à travers les plaines du Sud-Ouest américain. Pour De si jolis chevaux, premier volet de la Trilogie des confins dont Le Grand passage constitue le deuxième, McCarthy avait adopté un ton nettement plus léger, tissant une épopée romantique à peine perturbée par l’irruption de quelques bandidos à mine patibulaire, au langage rugueux et à la gâchette facile.
Sans être aussi violent, Le Grand passage renoue pourtant avec cette veine sombre et hallucinée entamée par Méridien de sang. Le monde y retrouve cette hostilité sournoise et les personnages rencontrés sur la route, quand ils n’affichent pas l’opacité de ceux qui partagent ignorance et misère, montrent une inconsistance spectrale que soulignent jusqu’à la caricature ces maigres dialogues engagés dans un espagnol de fortune. Malcolm Lowry, Graham Greene, Luis Buñuel avaient chacun leur tour peint ce Mexique-là, pays-cour des miracles, frappé de flétrissure et comme abandonné de Dieu. McCarthy y ajoute les chevauchées et la menace constante raidissant les films de Peckinpah. Cette fois pourtant, loin de donner l’impression d’un livre dont l’histoire échappe à son auteur et se dévide à la manière d’un réservoir que McCarthy aurait pris plaisir à crever à coups de hache, Le Grand passage semble être construit avec une exigence de géomètre et une intention métaphysique plus soutenue qu’à l’habitude.
Héritier de la grande tradition des auteurs gothiques du sud des Etats-Unis, McCarthy considère le roman comme un genre susceptible “d’inclure tous les différents intérêts et disciplines de l’humanité”. Rien d’étonnant à trouver ici une scène remarquable consacrée à la capture d’une louve, détaillée avec une économie qui en augmente la fascination et un souci du vocabulaire qui a fait sa légende et contraint les traducteurs à mander l’aide d’un lieutenant de louveterie du massif du Mercantour.
« La désillusion s’installe au cœur de l’homme à mesure qu’il chemine dans la vie. »
Ses précédents romans étaient déjà abondamment nourris d’intenses observations de la nature. Sa relation au “sauvage” est personnelle, établie sur la base de multiples explorations menées au Texas, au Nouveau-Mexique, en Arizona et au-delà du Rio Grande, dans le Chihuahua et dans le Sonora, régions arides qui accueillent la sinistre odyssée du jeune Billy. Cette réalité-là semble toutefois moins dangereuse que la compagnie des hommes. Son nihilisme, McCarthy montre de moins en moins de conviction à vouloir l’accommoder de quelques vertus viriles et rien désormais ne semble pouvoir l’empêcher d’incliner vers une désespérance radicale. Par trois fois, le héros franchira la frontière avec l’intention de mener à bien une mission qu’il s’est confiée à lui-même : ramener la louve dans ses montagnes ; récupérer les chevaux de son père ; retrouver Boyd, son jeune frère blessé. Comme une plongée dans les entrailles d’un monde où il est condamné à errer, il en reviendra à chaque fois un peu plus seul et un peu plus dépouillé. Ces voyages, mais aussi la lecture du roman et l’intrusion dans cet univers imaginaire à la fois froid et féerique, constituent bien une initiation et une épreuve. On a beaucoup cité Melville et Faulkner pour étalonner la maîtrise romanesque de McCarthy. Le Grand passage le rapproche sans doute plus de Conrad, le désert prenant la place de l’océan. C’est que pour lui, comme pour l’auteur de Cœur des ténèbres, toute initiation, tout apprentissage de la vérité passe par le dessillement des yeux, la désillusion et le désenchantement. Dans une introduction à La Folie Almayer, Sylvère Monod écrivait ceci : “La vision s’estompe, elle perd sa splendeur, la désillusion s’installe au cœur de l’homme à mesure qu’il chemine dans la vie. Mais pour le lecteur de Conrad, la lumière d’un jour ordinaire n’est jamais terne.” Pour un lecteur de McCarthy non plus.
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