[Alors que Cormac McCarthy vient de nous quitter, nous replongeons dans nos archives. En juillet 2007, nous publiions la critique de “Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme.”]
Un roman noir halluciné, avec un vétéran du Vietnam sur fond d’Amérique eighties en déliquescence, marque le retour tant attendu après sept ans d’absence de l’écrivain américain Cormac McCarthy.
Après sept ans d’absence, le troisième écrivain américain le plus secret – avec Salinger et Pynchon – revient avec ce qui ressemble toujours à peu près au même roman : une longue traque métaphorico-métaphysique sur fond de décors hallucinés, où les êtres ont des allures de spectres et où la mort est omniprésente. Sauf que si. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme reprend les motifs typiques des romans de McCarthy, mais l’auteur en évite le risque principal, qui consisterait à sombrer dans une sorte d’auto-folklore, en épurant, en radicalisant à l’extrême la narration.
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McCarthy a beau étayer ses textes d’un propos d’une noirceur abyssale, c’est d’abord la stylisation qui compte. Et ce neuvième roman est une merveille de minimalisme, dont tout lyrisme et liturgie sont évacués au profit d’une écriture factuelle jusqu’au dépouillement, jusqu’à l’essence même de l’action, jusqu’à l’hypnotisme, dans un souci maniaque du détail qui déconstruit tout mouvement, qui allonge et étire les gestes, les scènes jusqu’à l’abstraction, faisant des meurtres une série de motifs répétitifs comme si le monde n’était devenu que cela : un all-over barbare, où le crime est passé du statut de motif principal à celui de toile de fond si banale qu’on n’y fait plus vraiment attention.
Mélange des genres
Si, depuis son sublime Méridien de sang en 1985, Cormac McCarthy revisite les genres (le western principalement), c’est le roman noir qu’il va revoir le temps des 300 pages du livre. En 1980, au Texas, alors qu’il traque des antilopes, Llewelyn Moss, un vétéran du Vietnam, tombe sur des voitures à l’arrêt, pleines de cadavres, d’armes, de drogue et de plus de 2 millions de dollars en espèces : un règlement de comptes ou un deal qui a mal tourné. Moss prend l’argent et la fuite, aussitôt talonné par Chigurh, un tueur fou, maniaque (qui rappelle le “Juge” de Méridien de sang), véritable système à tuer – c’est lui qui apparaît en premier, lors d’une scène à l’efficacité édifiante où il étrangle un flic avec la chaîne de ses menottes, avant de buter un type simplement pour lui voler sa voiture… – qui aime jouer à pile ou face la vie des êtres qu’il croise sur sa route, leur demandant de choisir un côté de la pièce qui va décider de leur sort, se prenant pour un Dieu qui aurait tous les droits puisque toujours armé d’un fusil à pompe.
La traque sera sans merci, de motels glauques en parkings désertés, et McCarthy la rend graphique à force d’évacuer toute échappatoire aux alentours. À leurs trousses, les flics, dont la voix principale du roman, le vieux shérif Ed Tom Bell, qui ouvre chaque chapitre par un monologue en italique : il vit avec sa femme Loretta, ils ont perdu leur fille, il ne s’est jamais remis de la Seconde Guerre mondiale, où il a dû sacrifier ses hommes pour sauver sa peau.
Nul n’échappe à l’absurde
Ce n’est pas un hasard si les personnages de ce nouveau roman sont traumatisés par la guerre : McCarthy n’en finit pas d’interroger les conséquences qu’aura à vie sur les individus la barbarie des pays. Pas non plus un hasard s’il a choisi les eigthies : Reagan arrive et les années fric et cynisme vont commencer… Non, ce pays n’est donc pas pour le vieux shérif Bell, qui ne se sent plus chez lui dans une Amérique aux valeurs qui s’évaporent au profit du culte de la consommation et des corps jetables. On sent que McCarthy, 73 ans, a mis beaucoup de lui dans la voix du vieux shérif, et on lui pardonne des naïvetés un brin réac – les jeunes, tous des barbares, ont les cheveux verts et un os dans le nez… un piercing ?
Pas étonnant si son tout dernier livre, La Route, paru aux États-Unis en septembre 2006, raconte la longue survie d’un homme et de son fils dans une Amérique post-apocalyptique. Reste cette écriture fascinante, qui avec son ralentissement des actions et son accélération de la mort porte en elle toute la vraie philosophie du roman, au fond moins sociétale qu’existentielle : quand la vie, avec son cortège de répétitions, semble tellement lente qu’on en oublie qu’on est vivant, et que le pire et l’absurde peuvent faire irruption à n’importe quel moment dans nos existences et en infléchir, en une fraction de seconde, le cours si bien réglé.
Cet absurde, l’aléatoire qui bouscule nos vies, l’imprévisible menaçant, c’est Chigurh, le fou qui surgit dans la vie de Carla Jean, la femme de Moss, pour jouer sa vie à pile ou face. Ce sont aussi les 2 millions de dollars dans la vie de Moss. Et la guerre dans celle de Tom Bell… Des vies qui n’ont pas pris le chemin qu’elles devaient prendre… C’est là la morale que le vieil homme nous délivre le mieux : quoi qu’on fasse, on n’est maître de rien, et l’existence nous malmènera de toute façon. Cormac McCarthy déconstruit le roman noir en même temps que les corps et les vies de ses protagonistes (Chigurh finira avec l’os du bras sortant de la peau) pour mieux montrer l’absurdité de toute forme de croyance dans une narration qui serait faite d’une suite logique, morale, de cause à effet. Chez lui, les méchants ne sont pas punis et les gentils prennent leur retraite.
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